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La Folie - MML Savin

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<strong>La</strong> dernière goutte 477<br />

- Et bien ! se récria Moser, cambré et redressé, aussi imposant<br />

tout-à-coup, aussi olympique que Goethe. Si je vous dis que nous<br />

aurons cette visite, c’est que vous serez ici pendant la visite. Je n’ai pas<br />

dit : j’aurai la visite.<br />

Ce prince de la philologie parlait exactement ! Deux verres du Rhin<br />

firent beaucoup plus que l’effort de deux volontés amicales. <strong>La</strong> gaieté de<br />

parti-pris devint de l’enjouement naturel, plus intime, ouverte aux confidences.<br />

« Savez-vous, dit Moser, que j’ai une joie très profonde à vous<br />

avoir près de moi ? » Le Professeur avait rarement de ces paroles. Son<br />

sabir leur ajoutait un frémissement qui allait à l’âme. Jacques qui n’avait<br />

point de réponses toutes faites, ne répondit pas, mais il regarda Moser du<br />

bleu de ses yeux pervenche ; et quelle réponse aurait valu celle-là ? «<br />

Quand Ilse est auprès de moi, reprit Moser, je parle ce que je pense. Elle<br />

écoute ou n’écoute pas. Elle ne comprend pas tout. Mais elle écoute ce<br />

qui compte et, finalement, elle comprend tout.» Puis, comme s’il sautait<br />

à d’autres confidences. « Depuis qu’elle est partie, je travaille, je travaille<br />

!... Je me hâte de travailler...» À qui savait lire, comme Moser savait, il y<br />

eu une sorte de surprise dans les yeux de Jacques. Ce n’était pas Ilse qui<br />

arrêterait son père, s’il avait son humeur écrivante et démontrante. Il arrivait<br />

au Professeur de tenir quatorze ou seize heures, sans le moindre<br />

soupçon de lassitude. Ilse installait son petit fauteuil au bureau, une partition<br />

sur ses genoux, trop contente si Pa la jugeait digne de chercher telle<br />

ou telle référence dans les Annales Philologiques d’Edimburgh, de Vérone<br />

ou de Goethingen. Moser jonglait avec les collections et les tomes,<br />

athlétiquement ; une flèche à ses amis de la Sorbonne, histoire de rire : «<br />

Impératifs, ou possessifs, ils sont toujours en retard ! Sais-tu à quoi ils<br />

passent le plus clair de leur temps, Ilse ? À se congratuler les uns les autres...»<br />

Et là-dessus, il s’ébrouait, il fusait : « Paris est la ville du monde<br />

où l’on compte le plus d’imbéciles au mètre carré... Ils s’étudient à ne pas<br />

penser. Ils ne lisent rien que les tables des matières et les titres. Leur<br />

seule affaire est d’établir et de démolir des réputations. Leur genre favori<br />

: l’éloge académique ou le discours préliminaire...» À ces boutades, le<br />

philologue reprenait des forces pour encore toute une nuit de travail. Ces<br />

jours là, de travail ou de bataille, Ilse roulait une table volante jusqu’au<br />

fauteuil à pivot du Professeur, qui pouvait à la fois manger et consulter<br />

sans s’interrompre. Et parfois, si l’idée se faisait moins vive, si la pointe<br />

s’émoussait : « Ilse, disait doucement Moser, joues-moi la numéro cinq<br />

en do mineur.» Ilse prenait son violoncelle et jouait au salon, comme si<br />

elle ne jouait que pour elle. L’heure tardive, souvent, imposait ce style<br />

d’intimité qu’Ilse préférait à toute autre. De la musique au moindre bruit,<br />

du son qui n’était que de l’âme. Si Jacques grattait le paillasson, « Pa<br />

travaille » lui soufflait Ilse. Ou lui accordait le privilège d’entrer, de lire,

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