La Folie - MML Savin

La Folie - MML Savin La Folie - MML Savin

25.06.2013 Views

460 La Folie j’ai dit ?» s’écriait Jacques. Bonne ou mauvaise foi, Jacques jouait si bien le jeu qu’Ilse en suffoquait de bonheur. Elle se pendait au cou : - Mais tu sais que tu as dit ! Dis que tu sais ! Embrasse moi pour ta punition ! Jacques acceptait toujours d’embrasser. - La punition de quoi ? ajoutait-il. T’embrasser n’est pas une punition. Quai de Bethune il n’y avait pas d’Ilse pour plaider la cause des vitrines et des bergères. C’est ainsi qu’après avoir décrété qu’il opérerait, Jacques lanternait (comme Ilse aurait dit.) Il s’arrêtait au bois de la pendule Louis XV, il découvrait des ravages partout. Que de travaux ! Un mois de travail méticuleux pour parer au plus grave ! D’une enquête à la suivante, il revenait à l’aquarelle, et Mademoiselle Théa disait : « Ne te presse pas, tu as raison. Jolie ou belle on ne peut jamais rien prévoir d’une femme. J’ai dit (l’ai-je dit ?) que je serais restée dans l’île. Mais un jour j’ai pris la passerelle et je l’ai passé pour toujours. Que j’ai pleuré de l’avoir passé ! Si Poliche était capable d’aimer encore, c’est moi qu’il aurait aimé. Il allait m’aimer. Je n’ai pas renvoyé cette lettre, qu’il m’écrivit après avoir reçu le paquet des siennes, où il me disait que j’avais deviné juste, qu’il ne m’avait jamais aimé, qu’il était coupable et qu’il fallait lui pardonner. Mais de quel ton le disait-il ! De quel respect, de quelle tendresse pour moi, de quelle ferveur ! L’amour n’est pas plus proche de l’amour. Il a gardé mon portrait dans sa chambre. Il n’y en a pas d’autre. C’est moi la coupable. Je l’ai-mais. Je n’ai pas su l’aimer jusqu’à l’amour.» Jacques écoutait sans entendre. Ce n’était qu’une voix de Jacques. Il en avait tant d’autres ! Mais il ne se pressait pas, puisque le portrait lui disait d’attendre. Les vieilles maisons du Quai ne sont pas construites à faire battre le coeur. À l’étage, au dessus de Jacques, housses et volets clos jusqu’à la fin septembre ; si l’on montait l’escalier, c’était pour Jacques. Il attendit jusqu’à la nuit. Nul ne monta. « Il est trop tard pour aller chercher des outils » se dit Jacques. Peut-être attendait-il encore. Beaucoup plus tard, l’île déserte comme une île, « Jacques ! Jacques ! et les outils !» Rue du Château, il pénétra dans son atelier comme un voleur, sans même allumer la lumière. Arthur avait glissé quelques lettres sous la porte. Jacques les ramassa et les mis dans sa poche. Un sac sur une chaise contenait tout le nécessaire pour opérer et réparer. Un bleu, tout propre, à côté du sac. Jacques eut du plaisir à prendre aussi le bleu. Madame Arthur avait lavé et repassé tous les bleus. Plus un de sale ! La pile de tous ces bleus si propres, sur la table, faisait comme une pile de reproches au coeur de Jacques. L’étrange sentiment d’être chez soi comme un fantôme

Sous verre 461 serait chez soi ! Est-ce l’atelier qui est une ombre parce qu’il est dans l’ombre ? Ou Jacques est-il une ombre ? Une ombre n’a pas assez de regard pour lire, ni quel jour du mois l’on serait, si l’on pouvait lire le chiffre sur la feuille du bloc, une feuille pour un jour, ni quelle écriture sur les enveloppes. Jacques n’a pas de regard pour le divan, qui n’est qu’un divan dans l’ombre. L’aigle noir a dû s’enfuir quand il a vu Jacques. Le plafond de l’atelier est tout rose, comme s’il était un peu de ciel de Paris au dessus de l’atelier. L’ombre n’est que du mauve et du bleu léger, si léger qu’on pourrait peut-être lire, au moins reconnaître un chiffre ou une écriture. Jacques sans doute n’est pas pressé de savoir qui lui écrit. Le notaire écrit Quai de Béthune, Vicomte après Vicomte, comme il écrivait au défunt Vicomte. Il y a donc ceux qui n’écrivait pas au Vicomte ? Des lettres de clients sans doute. Le sac d’opérateur d’une main, un bleu de l’autre, Jacques immobile près de la verrière de son atelier. S’il disait que c’est par son amour de la lumière, quel pauvre prétexte ! Dehors ou dedans, c’est la même pénombre mauve et rose. La masse régulière des platanes n’est que du mauve plus sombre dans le mauve. Dans le ciel rose, casques et panaches, carquois d’amour, plus roses que mauves. La façade plus régulière que les platanes n’est qu’une ombre de mauve sombre. Si quelque robe blanche veillait dans l’ombre derrière l’une ou l’autre fenêtre, on apercevrait quelque chose qui serait moins mauve ou plus rose. Pendant que Jacques interrogeait le mauve et le moins mauve, l’aigle noir est rentré dans l’atelier, aile de silence dans le silence, et s’est abattu sur le divan. Une guitare s’est mise a chanter. Quand les trains ébranlaient le promontoire, Jacques n’entendait plus rien que cette violence mécanique, mais le chant de la guitare renaissait peu à peu du bruit, comme une espérance. Jacques referma sa porte. Un voleur aurait fait plus de bruit. Mademoiselle Théa, Quai de Bethune : « Ainsi tu ne sauras jamais. On ne sait jamais ; ce n’est qu’une habitude à prendre ! Si elle est restée dans l’île, d’une rue à l’autre jusqu’à la nuit, si elle a sonné, est-ce que je pouvais entendre ? Toi seul pouvais ! Moi je ne suis qu’une aquarelle. Je n’entends que les mots que j’aurais voulu dire.» Cette nuit là Jacques n’eut pas la sagesse d’aller se coucher dans le boudoir d’enfance. Pourtant, c’était le soir d’être un peu sage. L’aigle noir avait des complices partout. Les fleurs agenouillées dans l’ombre baisaient les pas d’une Diane qui était si jeune, si flexible, qu’on aurait dit qu’elle n’était qu’une fleur parmi les fleurs. Les parfums pouvaient être des mots d’amour, puisqu’elle n’avait rien dit, pas un mot d’amour. À quoi bon des mots quand on est déesse, si l’on est l’amour ? Les parfums suffisent. Non pas de ces parfums comme en ont les femmes qui ne sont

460<br />

<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

j’ai dit ?» s’écriait Jacques. Bonne ou mauvaise foi, Jacques jouait si<br />

bien le jeu qu’Ilse en suffoquait de bonheur. Elle se pendait au cou :<br />

- Mais tu sais que tu as dit ! Dis que tu sais ! Embrasse<br />

moi pour ta punition ! Jacques acceptait toujours d’embrasser.<br />

- <strong>La</strong> punition de quoi ? ajoutait-il. T’embrasser n’est pas<br />

une punition.<br />

Quai de Bethune il n’y avait pas d’Ilse pour plaider la cause des vitrines<br />

et des bergères. C’est ainsi qu’après avoir décrété qu’il opérerait,<br />

Jacques lanternait (comme Ilse aurait dit.) Il s’arrêtait au bois de la pendule<br />

Louis XV, il découvrait des ravages partout. Que de travaux ! Un<br />

mois de travail méticuleux pour parer au plus grave ! D’une enquête à la<br />

suivante, il revenait à l’aquarelle, et Mademoiselle Théa disait : « Ne te<br />

presse pas, tu as raison. Jolie ou belle on ne peut jamais rien prévoir<br />

d’une femme. J’ai dit (l’ai-je dit ?) que je serais restée dans l’île. Mais un<br />

jour j’ai pris la passerelle et je l’ai passé pour toujours. Que j’ai pleuré de<br />

l’avoir passé ! Si Poliche était capable d’aimer encore, c’est moi qu’il<br />

aurait aimé. Il allait m’aimer. Je n’ai pas renvoyé cette lettre, qu’il<br />

m’écrivit après avoir reçu le paquet des siennes, où il me disait que<br />

j’avais deviné juste, qu’il ne m’avait jamais aimé, qu’il était coupable et<br />

qu’il fallait lui pardonner. Mais de quel ton le disait-il ! De quel respect,<br />

de quelle tendresse pour moi, de quelle ferveur ! L’amour n’est pas plus<br />

proche de l’amour. Il a gardé mon portrait dans sa chambre. Il n’y en a<br />

pas d’autre. C’est moi la coupable. Je l’ai-mais. Je n’ai pas su l’aimer<br />

jusqu’à l’amour.»<br />

Jacques écoutait sans entendre. Ce n’était qu’une voix de Jacques.<br />

Il en avait tant d’autres ! Mais il ne se pressait pas, puisque le portrait lui<br />

disait d’attendre. Les vieilles maisons du Quai ne sont pas construites à<br />

faire battre le coeur. À l’étage, au dessus de Jacques, housses et volets<br />

clos jusqu’à la fin septembre ; si l’on montait l’escalier, c’était pour Jacques.<br />

Il attendit jusqu’à la nuit. Nul ne monta. « Il est trop tard pour aller<br />

chercher des outils » se dit Jacques. Peut-être attendait-il encore. Beaucoup<br />

plus tard, l’île déserte comme une île, « Jacques ! Jacques ! et les<br />

outils !»<br />

Rue du Château, il pénétra dans son atelier comme un voleur, sans<br />

même allumer la lumière. Arthur avait glissé quelques lettres sous la<br />

porte. Jacques les ramassa et les mis dans sa poche. Un sac sur une chaise<br />

contenait tout le nécessaire pour opérer et réparer. Un bleu, tout propre, à<br />

côté du sac. Jacques eut du plaisir à prendre aussi le bleu. Madame Arthur<br />

avait lavé et repassé tous les bleus. Plus un de sale ! <strong>La</strong> pile de tous ces<br />

bleus si propres, sur la table, faisait comme une pile de reproches au<br />

coeur de Jacques. L’étrange sentiment d’être chez soi comme un fantôme

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!