La Folie - MML Savin

Chapitre VII
À la Chine
« On dînera quand on pourra » avait dit le Colonel.
Le dîner était, d’ordinaire, à sept. À sept, le Colonel dépliait le bonnet
d’évêque, passait un coin de sa serviette entre deux boutons et, le poignet
de sa droite en charnière, jouait à frapper des doigts sur la nappe. Ce
jeu n’eut point tardé à éveiller de la colère ; vite le Colonel aurait cru
qu’il attendait (« Depuis un siècle, j’attends », le Colonel n’attendait jamais
moins d’un siècle). Mais avant qu’un siècle se fût écoulé, Nestor, le
bon génie, portait haut la soupière et, soulevant le couvercle, derrière les
volutes Régence de la vapeur du potage, « Potage à la Reine » annonçait
Nestor, confidentiel. Les oeufs sur jambon étaient des oeufs du Roi. La
laitue avait assez d’être Romaine, mais on savait gré à l’entremets d’être
Princesse ; l’intermède des fromages, à la paysanne de chez nous, comme
une ronde paysans-paysannes avant les grâces du dessert. « Café Pompadour
!» disait Nestor. Et le Colonel, à ce café du soir, qui avait moins de
rêve que le café turc de midi, ne manquait pas son : « Allons-y pour le
Pompadour, Nestor. En ce temps-là, les grisettes savaient être reines.»
C’étaient les seules paroles du dîner, toujours les mêmes. Une façon de
remercier Nestor et de prouver que le Colonel n’était pas un automate de
Vaucanson. Si le Colonel s’abandonnait parfois à la mélancolie des passions,
il n’était point de ces solitaires qui en arrivent à lire à table. Même
seul, il présidait ; Nestor derrière, qui devançait les désirs, présentait le
poivre ou le sel, versait le vin.