La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

430 La Folie demander à Monsieur Jumièges de ne plus voir l’école de son village, son village ou son père l’instituteur ! On effacerait l’Académie, les titres, toutes les collections, d’histoire, d’art ou de science, on n’efface pas un village ou un cartable. Quant au manuscrit, il l’avait retenu longtemps dans un tiroir. Ce n’était pas une oeuvre de vulgarisation ou d’enseigne- ment, comme ce Traité des champignons que son éditeur le pressait d’écrire. Ni même un traité de science pour les autres savants, comme ceux où il avait exposé loyalement ses recherches et ses découvertes, et qui témoigneraient pour lui, bon ouvrier de botanique, qui avait travaillé, qui avait aimé ce jardin là, comme un jardinier aime et travaille. Le manuscrit du cartable ressemblait un peu au cartable. Ce n’était d’abord qu’un cahier d’écolier, sans l’ambition, sans l’idée d’en faire un livre et de le publier, des remarques en marge comme on écrit pour soi. Le cahier, des mois durant, ne sortait pas du tiroir. On aurait pu le croire oublié. Si Jumièges le reprenait, il ne se souciait point de relire ce qui précédait ; comme un homme qui repart et qui continue sans regarder en arrière. Il ne cherchait pas à convaincre. Il osait rêver, s’aventurer ; il s’imprimait là-dedans et se peignait sans du tout vouloir se peindre. Il n’y avait point de ces compliments, comme il est de tradition parmi les doctes. C’était tout Jumièges à la fois, tout lui partout, à propos de tout. À peine quelques ratures. Raturer, c’est penser aux autres. C’est manoeuvrer, comme il faut bien que l’on manoeuvre si l’on a dessein de se faire élire ou seulement de se faire entendre. C’était la revanche de Jumièges sur tant de cours et de concours. Jamais certes il n’avait rien diminué de sa pensée ; mais sans diminuer ni mentir, il est naturel que l’on songe à accommoder. Quand on pense pour soi seulement, on se moque bien de toutes ces précautions de politesse, on en invente d’autres, les vraies, qui n’ont des égards que pour la vérité. Le premier cahier s’était augmenté de plusieurs autres, toujours le format et le papier des écoliers. Un jour Jumièges relut tous ses cahiers à la file et s’aperçut qu’il avait écrit un livre et que ce livre ne s’ajoutait pas à tous les autres qui étaient son livre. Il s’y reconnaissait à chaque page. Il s’y instruisait de ses gestes, de ses arrêts, de ses silences ; il apprenait le son qu’avait sa voix. Si quelque chose de lui méritait de survivre, c’était cela. Et si le naturaliste avait saisi quelques traits de la nature éternelle, c’était là. Dans trois cent ou dans mille ans, cela pouvait encore servir. « Que d’erreurs, que de sottises sans doute ! se disait Jumièges, je ne les vois point mais ils les verront. Mais les sottises et les erreurs ont leur façon d’être profitables. Il me semble que c’est la façon. » Il attribuait tout le mérite au porte-plume et à la plume, dont il conservait tendrement l’usage. « J’étais démodé au départ. Ainsi, je n’ai rien à craindre de la mode. » Fine et déliée, l’écriture n’avait presque point varié du plus ancien cahier au plus récent. Après avoir tout relu, il avait signé : Jumiè-

Sabre au clair 431 ges, sans prénom, comme signait son père. « Le livre est fini, dit-il. Je ne savais que j’écrivais un livre ; maintenant je le saurai. » Puis il remit le livre dans le tiroir. « Puisqu’il est écrit ! Et je suis content de l’avoir écrit... Je me sentirai moins indigne des gamins et des rosiers. Moi aussi j’aurai donc donné ma rose. » C’était cette rose là que le voleur avait volé. Il avait fallu toute une vie pour qu’elle fut enfin cette rose. Jumièges n’avait pas recopié son manuscrit, qui n’avait que si peu de ratures, qui ne pouvait qu’être plus clair et plus lisible. Et quand on a le beau courage de regarder à près de mille ans (dire mille c’est dire bien d’avantage) on comprend que les années de tiroir ne soient que des retards qui ne comptent guère. Que les autres harcèlent les éditeurs, car ils survivront à leurs livres ! Dans le bonheur d’aube aussi doux aussi secret que la grâce, il y avait au plus caché de Jumièges, cette certitude sans trace d’orgueil. Estce qu’un rosier aurait de l’orgueil ? Il n’aurait que du bonheur. Comme Jumièges il dirait merci. Ce doit être le dedans de la vraie gloire, si voisine de la modestie la plus naïve. « Je ne savais pas que je porterais ces roses, dirait le rosier, » « je n’aurais pas espéré que j’aurais pu écrire ce livre, aurait dit Jumièges. Aussi je ne l’avais pas écrit comme on écrit un livre. » Ses amis les plus intimes avaient bien remarqué qu’il avait moins d’ardeur à écrire les autres, pour vulgariser ou pour instruire. Ce n’était pas de la paresse. Jamais il n’avait eu l’esprit plus actif ou plus délié. On ne l’avait jamais vu si différent à tous, si attentif, d’une cordialité plus gaie ni plus délicate. Il intimidait Liliane à seulement lui tenir la porte, soulevant son « frivole » de l’autre main. Et la fée Vermicelle, Ilse de son violoncelle, un soir de sonate, une fois Jumièges parti : « Sais-tu Pa, dit-elle à son père, qu’il ne serait pas difficile d’aimer Monsieur Jumièges ? De l’aimer d’amour... » Moser, qui avait un goût germanique de la profondeur, suspendit un instant la réponse puis répondit : « Et pourquoi non ? L’amour ou la musique si tu veux, Ilse, c’est tout se donner dans son âme pour une âme... tu comprends ? (Ilse, qui balançait deux nattes comprenait cela !) Monsieur Jumièges, c’est bien plus qu’un savant. C’est un savant qui est une âme. Le grand Goethe était de cette race là. Elle est rare... Les savants, pour la plupart, sont des gens foutres ! » Il est dur, si l’on a formé jour après jour une image de son âme, de se voir voler cette image. Pire ! De s’apercevoir qu’on vous l’a volée. Qui est le voleur ? Mais pourquoi l’a-t-il volée ? Jumièges n’avait pas encore décidé de porter son livre à l’éditeur. Simplement, après toutes ces nouvelles et ces dépêches hypocrites, il avait sorti le manuscrit qui consistait en une dizaine de cahiers d’écoliers. Cette pile dans le cartable ! Le vieil écolier souriait tant il y avait de conformités en tout cela, cuir et papier, l’écriture et l’écolier. « Demain je passerai rue Decrès. Une vingtaine de

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ges, sans prénom, comme signait son père. « Le livre est fini, dit-il. Je ne<br />

savais que j’écrivais un livre ; maintenant je le saurai. » Puis il remit le<br />

livre dans le tiroir. « Puisqu’il est écrit ! Et je suis content de l’avoir<br />

écrit... Je me sentirai moins indigne des gamins et des rosiers. Moi aussi<br />

j’aurai donc donné ma rose. » C’était cette rose là que le voleur avait<br />

volé. Il avait fallu toute une vie pour qu’elle fut enfin cette rose. Jumièges<br />

n’avait pas recopié son manuscrit, qui n’avait que si peu de ratures, qui ne<br />

pouvait qu’être plus clair et plus lisible. Et quand on a le beau courage de<br />

regarder à près de mille ans (dire mille c’est dire bien d’avantage) on<br />

comprend que les années de tiroir ne soient que des retards qui ne comptent<br />

guère. Que les autres harcèlent les éditeurs, car ils survivront à leurs<br />

livres !<br />

Dans le bonheur d’aube aussi doux aussi secret que la grâce, il y<br />

avait au plus caché de Jumièges, cette certitude sans trace d’orgueil. Estce<br />

qu’un rosier aurait de l’orgueil ? Il n’aurait que du bonheur. Comme<br />

Jumièges il dirait merci. Ce doit être le dedans de la vraie gloire, si voisine<br />

de la modestie la plus naïve. « Je ne savais pas que je porterais ces<br />

roses, dirait le rosier, » « je n’aurais pas espéré que j’aurais pu écrire ce<br />

livre, aurait dit Jumièges. Aussi je ne l’avais pas écrit comme on écrit un<br />

livre. » Ses amis les plus intimes avaient bien remarqué qu’il avait moins<br />

d’ardeur à écrire les autres, pour vulgariser ou pour instruire. Ce n’était<br />

pas de la paresse. Jamais il n’avait eu l’esprit plus actif ou plus délié. On<br />

ne l’avait jamais vu si différent à tous, si attentif, d’une cordialité plus<br />

gaie ni plus délicate. Il intimidait Liliane à seulement lui tenir la porte,<br />

soulevant son « frivole » de l’autre main. Et la fée Vermicelle, Ilse de<br />

son violoncelle, un soir de sonate, une fois Jumièges parti : « Sais-tu Pa,<br />

dit-elle à son père, qu’il ne serait pas difficile d’aimer Monsieur Jumièges<br />

? De l’aimer d’amour... » Moser, qui avait un goût germanique de la profondeur,<br />

suspendit un instant la réponse puis répondit : « Et pourquoi non<br />

? L’amour ou la musique si tu veux, Ilse, c’est tout se donner dans son<br />

âme pour une âme... tu comprends ? (Ilse, qui balançait deux nattes comprenait<br />

cela !) Monsieur Jumièges, c’est bien plus qu’un savant. C’est un<br />

savant qui est une âme. Le grand Goethe était de cette race là. Elle est<br />

rare... Les savants, pour la plupart, sont des gens foutres ! »<br />

Il est dur, si l’on a formé jour après jour une image de son âme, de<br />

se voir voler cette image. Pire ! De s’apercevoir qu’on vous l’a volée. Qui<br />

est le voleur ? Mais pourquoi l’a-t-il volée ? Jumièges n’avait pas encore<br />

décidé de porter son livre à l’éditeur. Simplement, après toutes ces nouvelles<br />

et ces dépêches hypocrites, il avait sorti le manuscrit qui consistait<br />

en une dizaine de cahiers d’écoliers. Cette pile dans le cartable ! Le vieil<br />

écolier souriait tant il y avait de conformités en tout cela, cuir et papier,<br />

l’écriture et l’écolier. « Demain je passerai rue Decrès. Une vingtaine de

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