La Folie - MML Savin
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42 La Folie Hélas ! dans ce reste de rue étroite, hautes maisons en vis-à-vis comme falaises sombres, il fallait dire adieu au ciel. Les commerçants et les concierges chassaient l’eau à coups de balai ; l’eau coupable, parce qu’elle était un reflet du ciel. Le garçon boucher les mains aux hanches, regarda ce monsieur et cette demoiselle. Curiosité ou insolence ? La concierge du 13 n’avait pas d’insolence, mais plus de curiosité à elle seule que tout le syndicat des garçons bouchers. Elle s’effaça pour laisser passer. Nestor, en même temps que les deux, passa. Il accompagna. Il dit (ou la guitare dit) : « Le Colonel Léonidas Saurin, sans doute ?» Et prit des mains de la Providence la valise, montrant le chemin ; les platanes ; les lys à la façade, splendeur royale. Le Colonel était au salon ; il s’y triturait la moustache, allant et venant. Nestor posa la valise, salua le Colonel, salua le portrait et dit au Colonel, une main à sa guitare, l’autre à la toute jeune fille : - C’est le portrait, mon Colonel. Le Colonel, se triturant : - Rompez ! J’ai failli attendre. Mot de Roi ou de Colonel. Nestor rompit. À la porte du salon, les mains au dos, un pied délié de l’autre, à son tour il attendit. La Providence aux gants de beurre se tirait un gant. Le Colonel allant venant, comme s’il ne voulait voir personne. Un silence se fît, où la guitare eût été bien nécessaire. Le parquet de chêne craquait tout seul, par pitié. Un peu plus, on aurait entendu les glaïeuls vivre et s’ouvrir. Nestor au repos (qui est une figure de la gymnastique militaire) ; les deux jeunes, du parapluie et de la valise, leur coeur battant comme à la vue de l’échafaud. Allant ou venant (se pensait-il au front des troupes ?) le Colonel aperçut le portrait dans le cadre, sur le quart de queue, le prit entre ses mains, le contempla, eut un sourire, posa le portrait. Toujours regardant le portrait : « Liliane !» C’était un ordre, c’était un chant. Une voix jeune, comme d’un élève de Saint-Cyr, mais de la douleur d’un vieil homme dedans, et qui refusait la vieillesse Le désespoir dans le commandement. La jeune fille s’approcha et dit : - Liliane, c’est moi. Vous ne regardez que mon image. Mais lui, toujours à l’image : - Depuis si longtemps que mon fils est mort, je n’ai plus que toi, la fille de ce fils qui est mort, qui aurait pu être mon fils.
Le délégué 43 La lèvre tremblait sous la moustache à la gauloise. La voix entre ténor et Colonel, de la tendresse entre les mots, liant les mots, un peu comme on eût prononcé un discours devant une tombe. Le Colonel dit encore au portrait : « Liliane, ma petite fille.» Puis se retournant, ouvrant les bras, serrant les bras, ni ténor ni Colonel : « Ma petite Liliane ... Ma petite ...» Liliane en pleurs dans les bras, qui n’avait prévu ni le Colonel ni le grand-père, ni ce que c’était que d’avoir un Colonel pour son grand-père. Mme la Supérieure de L’Espérance ne l’aurait pas su. Nestor, de garde à la porte, n’en pouvait plus. Il éclata : « À vos rangs, fixe !» Cela remit un peu d’ordre dans le salon ; il était temps. Liliane se mouchait dans son mouchoir de pensionnaire ; Casimir-Didier était ému jusqu’aux gants. Le Colonel Saurin Léonidas, qu’on aurait dû nommer Léonidas mais que tout le quartier appelait Pivoine, moustaches et lèvres tremblantes, était aussi rouge que sa rosette de Légion d’honneur. Se détournant vers le portrait, il se donna moralement la discipline : « Alors, Léonidas, se disait-il, faut-il te répéter les paroles de Bonaparte, Premier Consul, à l’ordre du jour de sa garde ? 22 Floréal an X : Un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie des passions ... Autant de vrai courage à souffrir les peines de l’âme qu’à rester fixe sur la muraille d’une batterie ... S’abandonner au chagrin sans résister, c’est abandonner le champ de bataille avant d’avoir vaincu ... Admirable ! Malgré le Bonaparte ! » Le Colonel lui pardonna le Floréal du calendrier républicain. Il était empereur et roi par la grâce de Dieu, celui-là ; ou qui donc le fut ? De nouveau Léonidas Saurin se retourna et, de cette courtoisie parfaite, à l’italienne, que savait avoir Bonaparte : - Monsieur, à qui ai-je l’honneur ? Et tendit la main. L’autre se présenta : - Casimir-Didier Demazure, diplômé des Sciences Politiques. Le Colonel réfléchit, c’est-à-dire qu’il se racla la gorge. - Politique ! Peuh ! Politique ... Je veux bien, moi. Et de la science politique ! Pourquoi pas ? Cela dépend de qui l’enseigne. Parmi vos professeurs, avez-vous eu Sully ? Avez-vous Colbert ? Et tirant le jeune homme par un bouton (volontiers il eût tortillé l’oreille) : Une question, cher Monsieur. Excusez-moi, je vous prie, si elle vous paraît trop indiscrète. La République ?... Le cher Monsieur répéta, les yeux fuyant les yeux : - La République ? - Oui, oui, la République ? Aimez-vous la République ? Le long nez s’allongea, développant sa ligne sinueuse. C’était un rire de précaution, mais du rire.
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Le délégué 43<br />
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ténor et Colonel, de la tendresse entre les mots, liant les mots, un peu<br />
comme on eût prononcé un discours devant une tombe.<br />
Le Colonel dit encore au portrait : « Liliane, ma petite fille.»<br />
Puis se retournant, ouvrant les bras, serrant les bras, ni ténor ni Colonel<br />
: « Ma petite Liliane ... Ma petite ...»<br />
Liliane en pleurs dans les bras, qui n’avait prévu ni le Colonel ni le<br />
grand-père, ni ce que c’était que d’avoir un Colonel pour son grand-père.<br />
Mme la Supérieure de L’Espérance ne l’aurait pas su. Nestor, de garde à<br />
la porte, n’en pouvait plus. Il éclata : « À vos rangs, fixe !» Cela remit un<br />
peu d’ordre dans le salon ; il était temps. Liliane se mouchait dans son<br />
mouchoir de pensionnaire ; Casimir-Didier était ému jusqu’aux gants. Le<br />
Colonel Saurin Léonidas, qu’on aurait dû nommer Léonidas mais que<br />
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aussi rouge que sa rosette de Légion d’honneur.<br />
Se détournant vers le portrait, il se donna moralement la discipline :<br />
« Alors, Léonidas, se disait-il, faut-il te répéter les paroles de Bonaparte,<br />
Premier Consul, à l’ordre du jour de sa garde ? 22 Floréal an X : Un soldat<br />
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de vrai courage à souffrir les peines de l’âme qu’à rester fixe sur la muraille<br />
d’une batterie ... S’abandonner au chagrin sans résister, c’est<br />
abandonner le champ de bataille avant d’avoir vaincu ... Admirable !<br />
Malgré le Bonaparte ! » Le Colonel lui pardonna le Floréal du calendrier<br />
républicain. Il était empereur et roi par la grâce de Dieu, celui-là ; ou qui<br />
donc le fut ? De nouveau Léonidas Saurin se retourna et, de cette courtoisie<br />
parfaite, à l’italienne, que savait avoir Bonaparte :<br />
- Monsieur, à qui ai-je l’honneur ? Et tendit la main.<br />
L’autre se présenta :<br />
- Casimir-Didier Demazure, diplômé des Sciences Politiques.<br />
Le Colonel réfléchit, c’est-à-dire qu’il se racla la gorge.<br />
- Politique ! Peuh ! Politique ... Je veux bien, moi. Et de la<br />
science politique ! Pourquoi pas ? Cela dépend de qui l’enseigne. Parmi<br />
vos professeurs, avez-vous eu Sully ? Avez-vous Colbert ? Et tirant le<br />
jeune homme par un bouton (volontiers il eût tortillé l’oreille) : Une<br />
question, cher Monsieur. Excusez-moi, je vous prie, si elle vous paraît<br />
trop indiscrète. <strong>La</strong> République ?...<br />
Le cher Monsieur répéta, les yeux fuyant les yeux :<br />
- <strong>La</strong> République ?<br />
- Oui, oui, la République ? Aimez-vous la République ?<br />
Le long nez s’allongea, développant sa ligne sinueuse. C’était un<br />
rire de précaution, mais du rire.