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La Folie - MML Savin

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

Parmi les roses de son monde, il imaginait la rose, l’unique, la merveille<br />

de toutes les roses, la rose des roses, qui s’ouvrait à toute aube, se<br />

mourant en rose à son crépuscule. Ce n’était qu’une rose s’ouvrant et<br />

mourant.<br />

« Et c’est tout le jour ainsi ! se disait Jumièges. Partout, successivement.<br />

Comme si la terre, si peu de chose, se roulait de bonheur dans la<br />

lumière. Elle a raison. Les roses aussi. Ce sont des sages. Le fond du<br />

bonheur, c’est d’exister. Il n’y a point d’autre bonheur. Je les entends<br />

d’ici, nos pleurnicheurs : que c’est être vraiment trop peu de n’être qu’un<br />

peu de la terre, qui n’est que si peu de chose ! Qu’en savent-ils ? S’agit-il<br />

d’être beaucoup, d’être longtemps ? Un peu de bonheur, s’il est bonheur,<br />

c’est aussi bien tout le bonheur. L’ayant eu, on peut en vivre, on peut<br />

avoir la force de mourir et dire merci. »<br />

Jumièges depuis des années, disait merci. Et chaque fois qu’il disait,<br />

de toute l’âme, « s’il y a un Dieu, ajoutait-il, qu’est-ce que cela<br />

change ? » Mais il choisissait les lieux et les moments, l’aube sur les roses<br />

ou la sortie des enfants de la communale, rue Boulard. Il les attendait<br />

tous, lui qui n’attendait personne ; le studieux qui n’avait point de tache à<br />

sa conscience d’écolier, ni au tablier ni au doigt, le cancre aussi, tout barbouillé,<br />

des mèches folles, un regard de jeune loup. Il n’y avait point de<br />

premier ni de dernier pour Monsieur Jumièges. Quand il s’interrogeait<br />

parmi ses roses (« quelle est la plus belle ? » ), il ne décidait pas ; chaque<br />

rose était la plus belle. S’il avait dû choisir parmi les écoliers, il s’en serait<br />

remis au hasard, afin d’être juste. Il aurait expliqué que c’était la<br />

seule façon d’être juste envers des enfants ou des roses.<br />

« Protecteur que je suis (quel titre !) voici donc ceux que je protège,<br />

si je protège. Eux qui sont comme des roses entre l’aube et l’aurore, plus<br />

fragiles que la rose la plus fragile. Il est si simple, après tout, d’être une<br />

rose ! Mais eux, seront-ils des hommes ? Il faudrait les protéger contre<br />

tout et contre tous, peste ou guerre, les trafiquants, les indifférents, les<br />

enrôleurs, les enjôleurs, les bienfaiteurs, les amis et les parents, et d’abord<br />

les protéger contre eux-mêmes. Les jeunes loups aux mèches folles ne<br />

sont pas en péril plus que les bons garçons. Ils ne seront jamais préfets ni<br />

journalistes. <strong>La</strong> vie leur sera dure. Trop dure ! Mais la révolte ne flambe<br />

qu’un instant. Elle a moins à se craindre que le talent. Elle est moins dangereuse<br />

à l’en-semble. »<br />

Rue Boulard, à la sortie de l’école, on aurait pu se croire en quelque<br />

paradis des hommes, toujours à l’aurore des hommes ; les studieux et les<br />

cancres n’étaient jamais que des enfants. Quand Jumièges avait froissé<br />

tous les journaux, quand il sentait faiblir son courage, attaqué de pédant,<br />

de menteur, d’amplificateur et de bateleur, « courage, s’écriait-il, allons<br />

voir des hommes » et il s’en venait de son pas tranquille, son air distrait,

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