La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

424 La Folie Il s’arrêtait souvent, à l’heure de la sortie, devant l’école de la rue Boulard. On aurait pu croire qu’il attendait gamin ou gamine qui lui sauterait au cou, criant : « Bonjour, grand-père.» mais Jumièges avait oublié les formalités nécessaires ! Il avait l’âge, il avait l’âme d’être grand-père. Il avait l’art et l’esprit, choses plus rares. Gamins et gamines s’envolaient comme des hirondelles. Il restait tout seul sur le trottoir, face à l’école. Un autre, de son âge, surtout s’il avait eu l’âme noble, comme Jumièges, aurait senti de la mélancolie, des regrets, la discrète amertume de la solitude consacrée. Jumièges n’était jamais amère, même s’il était quelquefois mélancolique. Et encore ! « J’aurais trop travaillé, se disait-il, je devrais penser que j’ai mon âge. Je veille tard, je me lève à l’aube. Je dors debout. Si j’ai des idées noires, à qui la faute ? » C’est ainsi qu’il en revenait toujours à s’accuser lui-même, responsable comme il était le Responsable parmi ses amis les Protecteurs. « J’aurais fait un mauvais juge d’instruction. Je n’aime pas soupçonner, avouait-il. Ce n’est point ma pente. J’ai confiance. J’irai droit au piège, comme un étourneau... S’il y a des pièges, la méfiance est un devoir. » Pièges, complots, à l’idée du complot contre la République, que Lebuhotel flairait partout comme à l’odeur, Jumièges leva son visage vers le ciel comme s’il interrogeait le ciel, la candeur, la surprise, l’incrédulité d’un enfant sur son visage. Le ciel d’ambre et de jade était si pur, audessus des toits, si bien lavé et brossé par l’orage que cette pureté était comme une réponse sans réponse. À toutes les questions que pouvait se poser Jumièges, l’aube et le ciel lui semblaient toujours les mêmes réponses. Avait-il oublié les journaux de la veille, entassés sur son bureau de travail, lus et relus, repoussés et repris ? Il savait bien pourtant que ce n’était point ses travaux de botaniste qui l’avaient retenu si tard. Et même au lit, s’il n’avait que si peu dormi, et si mal, c’était à se répéter indéfiniment de ces dépêches hypocrites, tronquées sans doute, préparées et dosées comme des poisons. « On annonce ! se disait Jumièges sans pouvoir dormir. Qui annonce ?... Ils ont inventé cela : donner au mensonge la marque de l’objectivité. La science partout ! Un roi sur son trône qui débite un discours du trône, quoi de plus clair ? Le trône parle : on ne peut mieux dire. Le bois des triques sous le velours. Mais ce pédantisme insidieux, les dépêches, les rapports, les reportages ! Nous l’avons notre Tartuffe. Il est bien le nôtre. Il est sociologue, ethnologue, psychologue. » Et Jumièges se souvenait de cette soirée, jadis, à l’Université Populaire, où Richard avait soutenu que Tartuffe, celui de Molière, était l’homme le plus sincère, et des larmes de sincérité, de vraies larmes, oui, la main aux genoux d’Elmire, la clé de la cassette en poche, le fille aussi (pourquoi pas ?) le tout de par Dieu, et que la théologie s’en arrange !

Sabre au clair 425 « Elle s’en arrange, disait Richard. Elle prouve. Ce que débite le scélérat, c’est du Saint Augustin, du plus pur, du plus beau. Méfiez-vous ! Vous riez trop tôt. Si je croyais en Dieu, je serais bien capable de vous prouver exactement cela que prouve Tartuffe à Madame Elmire. Et même sans y croire, je vous prouve ! Méfiez-vous des preuves, camarades prolétaires. Croyez-moi. Je suis un marchand de preuves. L’état républicain me paye pour prouver. Par a+b, comme ont dit. a+b ou a-b, la meilleure preuve ne vaut rien. Prouver ne signifie rien ; c’est voir et comprendre qu’on voit le grand remède, le seul. Le Roi de France a passé les menottes à Tartuffe. C’était son affaire de Roi. Le Roi ! Il prouvait aussi, celui-là... Il prouvait le Roi !... » Gaudot qui n’avait pas encore erré au pays des morts, souriait en hochant la tête. Tout jeune, comme il était, il avait déjà cet air, en tirant sur sa cigarette, d’être mort, de savoir ce qu’on ne sait qu’au pays des morts. À l’improvisation de Richard, on avait ri. Sacré Richard ! Les quelques prolétaires avaient souri. « Paradoxe, se disait-il. Les intellectuels les plus fidèles, ceux qui se feraient trouer la peau, comme Richard ou comme Gaudot, les voilà bien ! Ils ne sont tout juste bons qu’à vous émerveiller de paradoxes, qui ne sont que des paradoxes. Un Tartuffe, quoi de plus clair ? » Même Fournier, pousseur de wagons, qui avait vu dix fois Tartuffe à la Comédie Française, et religieusement, si l’on peut dire, jugeait que ce n’était qu’un paradoxe, ce Tartuffe pris à son propre piège ! Et Jumièges en ce temps-là hésitait, qui croyait à la science comme on croit à Dieu. À cette époque, il n’était qu’assistant à la Sorbonne, et seulement à son deuxième congrès de biologie végétale. « C’est moi qui n’était qu’un enfant, se disait Jumièges, son panier de ses roses au bras. Qui croit à la science comme il croirait à Dieu, ne sait pas du tout quelle est la science ni ce président de jury qu’il nomme Dieu. Dieu ou la Sorbonne, je ne vois plus de différence. Sorbonne partout, telle est la France ! Ce qu’il faut dire, on le dit. Ils le savent comme de naissance. Ils récitent ce qu’ils savent. D’abord, ils savent le ton. Le ton ferait passer tout. Mais voilà ! Quand on prend le ton, ce qu’on sait n’est plus rien du tout. R.P., archéologue ou franc-maçon, c’est le même ton d’académie. Et ce n’est rien qu’académie ! » Jumièges supportait à peu près l’académie, à ceci près que les fleurs n’y étaient plus des fleurs, dans les rapports qu’on en faisait, mais des espèces. Si l’on dissertait sur les roses, il manquait l’aube sur les roses. « L’aube ! disait Jumièges, ce n’est pas un sentiment que j’ai. Ce n’est pas seulement l’aube que j’ai découverte, un matin, en éteignant ma lampe. C’est le mouvement des sphères. C’est l’aube, qui est ailleurs le crépuscule. C’est le monde dans son unité ! »

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

Il s’arrêtait souvent, à l’heure de la sortie, devant l’école de la rue<br />

Boulard. On aurait pu croire qu’il attendait gamin ou gamine qui lui sauterait<br />

au cou, criant : « Bonjour, grand-père.» mais Jumièges avait oublié<br />

les formalités nécessaires ! Il avait l’âge, il avait l’âme d’être grand-père.<br />

Il avait l’art et l’esprit, choses plus rares. Gamins et gamines s’envolaient<br />

comme des hirondelles. Il restait tout seul sur le trottoir, face à l’école.<br />

Un autre, de son âge, surtout s’il avait eu l’âme noble, comme Jumièges,<br />

aurait senti de la mélancolie, des regrets, la discrète amertume de la solitude<br />

consacrée. Jumièges n’était jamais amère, même s’il était quelquefois<br />

mélancolique. Et encore ! « J’aurais trop travaillé, se disait-il, je devrais<br />

penser que j’ai mon âge. Je veille tard, je me lève à l’aube. Je dors<br />

debout. Si j’ai des idées noires, à qui la faute ? »<br />

C’est ainsi qu’il en revenait toujours à s’accuser lui-même, responsable<br />

comme il était le Responsable parmi ses amis les Protecteurs.<br />

« J’aurais fait un mauvais juge d’instruction. Je n’aime pas soupçonner,<br />

avouait-il. Ce n’est point ma pente. J’ai confiance. J’irai droit au piège,<br />

comme un étourneau... S’il y a des pièges, la méfiance est un devoir. »<br />

Pièges, complots, à l’idée du complot contre la République, que<br />

Lebuhotel flairait partout comme à l’odeur, Jumièges leva son visage vers<br />

le ciel comme s’il interrogeait le ciel, la candeur, la surprise, l’incrédulité<br />

d’un enfant sur son visage. Le ciel d’ambre et de jade était si pur, audessus<br />

des toits, si bien lavé et brossé par l’orage que cette pureté était<br />

comme une réponse sans réponse. À toutes les questions que pouvait se<br />

poser Jumièges, l’aube et le ciel lui semblaient toujours les mêmes réponses.<br />

Avait-il oublié les journaux de la veille, entassés sur son bureau de<br />

travail, lus et relus, repoussés et repris ? Il savait bien pourtant que ce<br />

n’était point ses travaux de botaniste qui l’avaient retenu si tard. Et même<br />

au lit, s’il n’avait que si peu dormi, et si mal, c’était à se répéter indéfiniment<br />

de ces dépêches hypocrites, tronquées sans doute, préparées et<br />

dosées comme des poisons.<br />

« On annonce ! se disait Jumièges sans pouvoir dormir. Qui annonce<br />

?... Ils ont inventé cela : donner au mensonge la marque de<br />

l’objectivité. <strong>La</strong> science partout ! Un roi sur son trône qui débite un discours<br />

du trône, quoi de plus clair ? Le trône parle : on ne peut mieux dire.<br />

Le bois des triques sous le velours. Mais ce pédantisme insidieux, les dépêches,<br />

les rapports, les reportages ! Nous l’avons notre Tartuffe. Il est<br />

bien le nôtre. Il est sociologue, ethnologue, psychologue. »<br />

Et Jumièges se souvenait de cette soirée, jadis, à l’Université Populaire,<br />

où Richard avait soutenu que Tartuffe, celui de Molière, était<br />

l’homme le plus sincère, et des larmes de sincérité, de vraies larmes, oui,<br />

la main aux genoux d’Elmire, la clé de la cassette en poche, le fille aussi<br />

(pourquoi pas ?) le tout de par Dieu, et que la théologie s’en arrange !

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