La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

416 La Folie sac avec les mules, un regard moqueur à la jerricane, que Jacques s’obstinait à transporter sagement, fidèle à la fiction de panne sèche. Quand Jacques reprit Liliane dans ses bras, un instant avant de descendre, eut-elle son visage, ses lèvres d’enfant, comme il aurait voulu retrouver ces lèvres-là, ce visage ? Si Jacques avait vu une ombre de tristesse sans gaminerie du Quai à Vaugirard, en conduisant, c’était sans doute que Diane n’avait été que Diane, son baiser de Diane, et que Jacques rêvait au visage perdu. Passage Alexandre, Jacques au volant, elle tendit un doigt comme tendait Madame Rubis. Le passage était tout à fait désert. Jacques retint le doigt, essaya de retenir Liliane, de l’attirer. Il ne put qu’effleurer de ses lèvres entre nez et joues comme on effleurerait la voilette d’une élégante. Elle voyait bien qu’il avait quelquechose à dire. Elle l’entendit qui appelait : Liliane ! Était-ce son nom ? Elle ne s’était pas retournée, sans se hâter ni ralentir. Diane encore pour déclarer sa migraine à Nestor, et s’enfermer, les petits amours bien intimidés. Immobile dans sa bergère tant qu’il fit jour, son front dans une main, comme si elle avait la migraine. Les amours n’osaient risquer une oeillade entre eux. De plus en plus attentifs cependant que l’ombre gagnait, ils clignaient des yeux pour mieux voir, car le visage de Diane disparaissait avec le jour et se transformait en un tout autre, qu’ils n’avaient jamais vu, qu’ils avaient tous plus ou moins devinés certaines nuits en regardant dormir Liliane, tous espérés de mieux voir, de tout à fait voir. Les lèvres minces s’ouvraient, se gonflaient, vivaient, devenaient des lèvres. Le sourire des lèvres vivantes persuadaient les joues de sourire, puis le nez comme les joues, puis le front, les yeux. C’était un visage qui ne se gardait plus, qui ne s’offensait plus, dont la beauté était peut-être moins parfaite, où il avait moins d’assurance, mais plus de jeunesse dans la jeunesse, et même les indécisions, les craintes, les émerveillements de l’enfance. Qu’elle pouvait être douce, obéissante, heureuse de ployer et de subir, humble et ravie de l’être ! Le contraire d’une Diane à migraine qui serait trop déesse pour sourire et pleurer à la fois, sourire en mordillant un mouchoir de dentelle. « Exactement comme ferait une jeune couturière amoureuse, » disait l’Amour de couture. « Enfin disait l’archet, elle a reçu la flèche. Cela vous amollit proprement une fille. J’avais peur, quand elle est rentrée. Elle avait son port de déesse.» C’était un bonheur pour tous les amours de la voir trépigner, se rhabiller, pour de nouveau se déshabiller, de l’entendre gémir et se lamenter de son lamento toujours le même : « je suis si seule ! si seule ! si seule !» Et l’Amour écrivain : « À qui la faute ? On écoute les gens. On attend un mot de rendez-vous. On fixe soi-même la rencontre et par écrit.

Un mendiant 417 C’est plus prudent. Elle a besoin de mollir encore. Un peu de rage est nécessaire.» Et quand tout à sa rage contre Jacques ou contre soi elle les régalait de sa tirade sur les murs et sur les surfaces, ils songeaient que les bienheureuses surfaces n’étaient pas sans agrément et que les murs d’une chambre étaient souvent indispensables. Si Demazure avait su ce qu’ils savaient, il n’aurait été stupéfait ni du lamento ni du visage. Elle ne pouvait rien dire ni rien montrer qui fut plus personnel ni plus véritable. Le lamento disait : « Ce m’est un supplice que votre présence ; ce n’est que par une patience héroïque que j’ai supporté votre conférence. L’Île Saint- Louis ! J’ai passé l’après-midi d’hier à piétiner dans l’Île, pour tâcher de rencontrer Jacques ; la matinée d’aujourd’hui à lire tout ce qu’on a pu écrire sur l’Île. Je sais par coeur les dates, les plans et les architectes. Sans votre hâte à me surprendre je serais en ce moment dans les bras de Jacques.» Et le visage : « C’est mon vrai visage et je n’en ai point d’autres. Tous les autres sont mes visages menteurs. Je sais depuis deux jours que je ne suis Liliane que dans mon bonheur, et que l’amour est mon bonheur. Ami ! ce n’est pas pour vous l’ami ! Ni l’amour ! J’appelais Jacques, j’appelais l’amour et le bonheur, je vous préviens sans vous le dire tout m’est une arme contre vous ; et le visage de bonheur, sourire et larmes, mieux que les autres, qui vous séduisent et qui vous mentent. Et si par hasard vous êtes mon mari (tout est possible !) je n’aurai pas trop de toutes les armes pour me défendre ! » Demazure n’entendit que ce qu’il put. Ce qu’il entendait ne fit que le convaincre : un homme aimable est aussitôt un homme aimé. Il est aimé avant de savoir s’il voudrait l’être. Cela ne va point sans des complications où il est bon de garder une tête assez froide. Casimir-Didier devrait présentement compter, même à l’estimation la plus froide, trois ou quatre jeunes filles, d’Auteuil ou de Neuilly, qui, sans être aussi touchées que Liliane, le seraient encore plus s’il persévérait ; le cas de Liliane est néanmoins le plus démonstratif. Certes la première rencontre avait du pittoresque ! C’était un début de roman. Les imaginations les mieux réglées ne sont pas à l’abri de s’y laisser prendre. Casimir qui tenait la sienne à la bride, avait permis qu’elle courût un peu. Il est vrai que la générosité de fantaisie contribue à rendre aimable, surtout si ce n’est que fantaisie. Liliane avait pu rêver sur ce début puisque Casimir-Didier l’aurait pu. Mais qui donc aurait pu prévoir que les choses dussent s’endiabler de la sorte ? Liliane avait un ton de réserve et presque de hauteur par tradition et par éducation, à ne pas donner à promettre. Il avait vu comme elle en usait. Elle n’avait pas dit deux paroles l’autre soir à ce jeune La Châtelière dont Monsieur de Pontaincourt faisait si ouvertement l’éloge. On aurait cru qu’il le désignait à Liliane, mais elle n’avait

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

sac avec les mules, un regard moqueur à la jerricane, que Jacques<br />

s’obstinait à transporter sagement, fidèle à la fiction de panne sèche.<br />

Quand Jacques reprit Liliane dans ses bras, un instant avant de descendre,<br />

eut-elle son visage, ses lèvres d’enfant, comme il aurait voulu retrouver<br />

ces lèvres-là, ce visage ? Si Jacques avait vu une ombre de tristesse sans<br />

gaminerie du Quai à Vaugirard, en conduisant, c’était sans doute que<br />

Diane n’avait été que Diane, son baiser de Diane, et que Jacques rêvait au<br />

visage perdu.<br />

Passage Alexandre, Jacques au volant, elle tendit un doigt comme<br />

tendait Madame Rubis. Le passage était tout à fait désert. Jacques retint le<br />

doigt, essaya de retenir Liliane, de l’attirer. Il ne put qu’effleurer de ses<br />

lèvres entre nez et joues comme on effleurerait la voilette d’une élégante.<br />

Elle voyait bien qu’il avait quelquechose à dire. Elle l’entendit qui appelait<br />

: Liliane ! Était-ce son nom ? Elle ne s’était pas retournée, sans se<br />

hâter ni ralentir.<br />

Diane encore pour déclarer sa migraine à Nestor, et s’enfermer, les<br />

petits amours bien intimidés. Immobile dans sa bergère tant qu’il fit jour,<br />

son front dans une main, comme si elle avait la migraine. Les amours<br />

n’osaient risquer une oeillade entre eux. De plus en plus attentifs cependant<br />

que l’ombre gagnait, ils clignaient des yeux pour mieux voir, car le<br />

visage de Diane disparaissait avec le jour et se transformait en un tout<br />

autre, qu’ils n’avaient jamais vu, qu’ils avaient tous plus ou moins devinés<br />

certaines nuits en regardant dormir Liliane, tous espérés de mieux<br />

voir, de tout à fait voir. Les lèvres minces s’ouvraient, se gonflaient, vivaient,<br />

devenaient des lèvres. Le sourire des lèvres vivantes persuadaient<br />

les joues de sourire, puis le nez comme les joues, puis le front, les yeux.<br />

C’était un visage qui ne se gardait plus, qui ne s’offensait plus, dont la<br />

beauté était peut-être moins parfaite, où il avait moins d’assurance, mais<br />

plus de jeunesse dans la jeunesse, et même les indécisions, les craintes,<br />

les émerveillements de l’enfance. Qu’elle pouvait être douce, obéissante,<br />

heureuse de ployer et de subir, humble et ravie de l’être ! Le contraire<br />

d’une Diane à migraine qui serait trop déesse pour sourire et pleurer à la<br />

fois, sourire en mordillant un mouchoir de dentelle.<br />

« Exactement comme ferait une jeune couturière amoureuse, » disait<br />

l’Amour de couture. « Enfin disait l’archet, elle a reçu la flèche. Cela<br />

vous amollit proprement une fille. J’avais peur, quand elle est rentrée.<br />

Elle avait son port de déesse.»<br />

C’était un bonheur pour tous les amours de la voir trépigner, se rhabiller,<br />

pour de nouveau se déshabiller, de l’entendre gémir et se lamenter<br />

de son lamento toujours le même : « je suis si seule ! si seule ! si seule !»<br />

Et l’Amour écrivain : « À qui la faute ? On écoute les gens. On attend<br />

un mot de rendez-vous. On fixe soi-même la rencontre et par écrit.

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