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La Folie - MML Savin

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

air de province et de vieux temps. « Ami » était plus que de l’amitié.<br />

C’était un mot qui se penchait comme Liliane ou le feuillage, qui se retenait,<br />

qui voulait dire. Demazure assis sur le banc, à peine assis, et soulevé<br />

plus que posé, penchait aussi. Il fallait bien qu’il se penchât s’il voulait<br />

entendre la suite. Liliane, assise à la tragédienne, de trois quart, était un<br />

dos, des épaules, un cou, l’envers d’une auréole, un peu de l’endroit de<br />

tout, l’esquisse d’un galbe, de quoi griser de gourmandise, surtout si le<br />

gourmand est aimable, ou croit qu’il l’est. Le feuillage poétique frissonnait<br />

de mélancolie. Le fleuve soupirait devant les pécheurs à la ligne. Casimir<br />

aérien était comme soulevé par un nuage. Alors, comme si elle sentit<br />

qu’il ne sentait plus rien, qu’il avait oublié le premier étage et la 402,<br />

l’heure et le lieu : « Que devez-vous penser ? » dit-elle. Et sans lui laisser<br />

le temps de penser ni de répondre :<br />

- Je suis si seule ! Je suis comme une prisonnière derrière<br />

un mur ; qui donc m’a enfermée ? Me suis-je enfermée moi-même ? On<br />

croit qu’on me connaît parce qu’on a reconnu mon visage et retenu mon<br />

nom. Un nom n’est rien. Un visage n’est qu’une surface.<br />

À qui ce soupir de solitude ? Elle soupirait pour le banc, pour<br />

l’arbre, pour les pécheurs à la ligne autant que pour Demazure qui penchait,<br />

se rapprochait des épaules, du cou, qui n’avait pas compris qu’elle<br />

ne tombait et ne s’asseyait qu’en tragédienne, qui fut comme abasourdi<br />

du lamento. Et Liliane, comme il est de tradition dans la tragédie,<br />

s’élevait aussitôt de son cas à l’idée générale :<br />

- Emmurés, nous le sommes tous ! Nous ne sommes que<br />

des surfaces pour des surfaces !<br />

Demazure rajusta sa cravate. C’était son geste de respect et de précaution<br />

à chaque fois que devant lui s’envolait une idée générale comme<br />

une perdrix s’envole. Car, aurait dit Casimir l’avocat, on ne saurait trop<br />

s’élever ni s’envoler ; c’est l’honneur de l’esprit que de se mouvoir dans<br />

le général ; mais il y a des cas. Il y a même que des cas ! J’accorde qu’une<br />

cravate ne soit en somme que sa surface ; mais ce cou, ce dos, ce galbe<br />

font Liliane, qui n’est rien de si général. Précieuse surface ! Je me rapproche<br />

de Liliane en me rapprochant de sa surface.<br />

Cette amplification oratoire ne convenait pas au cas. Il la résuma<br />

d’un mot : « Liliane !» dit-il, d’une basse chantante, dont les séductions<br />

nasales avaient des profondeurs irrésistibles. Elle y résista si peu qu’elle<br />

se retourna, d’une légèreté d’oiseau, sans transition d’une pause à la nouvelle,<br />

comme un oiseau saute en se retournant. Si le dos de Liliane était<br />

une surface émouvante, le visage aussi, mais tout autrement. Il y avait<br />

toute une tragédie dans ce visage.<br />

À la légèreté, à la facilité du saut, Casimir-Didier ne s’attendait pas<br />

à ce visage. Un désespoir d’enfant, le visage à peine de l’âge du portrait,

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