La Folie - MML Savin

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La Folie
mèche folle, une oreille à mordre, un air ingénu de soumission, pour
l’escapade ou le martyre, il arrivait que le Colonel, ne se fît pas tellement
prier. Il chantait de son plus pur ténor, qui n’avait pas une fêlure, qui
avait vingt ans. « Ah ! Colonel ! Colonel » soupiraient les dames. Mais il
fallait l’occasion, la jeune fille, la mèche folle.
D’ordinaire le quart de queue, qui était au grand salon, n’était que
le principal ornement du salon solitaire, épousseté religieusement par
Nestor, le mercredi et le samedi. Il époussetait aussi, ce cadre qu’il y
avait sur le piano (il n’y avait que ce cadre.) C’était le portrait d’une tout
jeune fille qui jamais n’avait posé ses doigts sur le clavier, que Nestor
n’avait jamais vue.
Un jour, il devait y avoir cinq ou six ans, Nestor, le plumeau en
main, avait aperçu le cadre, et le portrait dans le cadre. Ce n’était pas à
Nestor d’interroger. Son Colonel n’avait rien dit. Un secret de plus ! S’il
fallait compter les secrets du Colonel !...
Le mercredi et le samedi, Nestor épousseta, d’abord le piano, puis
le portrait. Un piano ne dit rien. Nestor époussetait avec tant de grâce que
rien ne résonnait ; le piano aussi muet que le Colonel. Mais un portrait,
même d’une inconnue ? Essayez de commander, même à voix de ténor-Colonel
: « Silence, portrait ! » Un portrait parle par son silence. Il
était là pour désobéir au Colonel.
Les premières fois, Nestor se garda de demander. Il frottait la glace,
tachant de ne pas entendre. Mais le front du portrait disait, les cheveux, la
bouche, tout le portrait, que c’était un portrait bavard ! Presque une enfant,
oui ... Treize ou quatorze ans (« À cet âge-là, se disait Nestor, nous
épousons nos femmes, là-bas. Eux ici font semblant de croire qu’elles
sont des enfants ; mais ce sont des femmes.») Celle-là, qui n’était encore
qu’une enfant, comme elle était femme !
Alors, mercredi ou samedi, de la chanson chantait dans la gorge de
Nestor. Il inventait des sortes de berceuses, bouche close, à bercer une
enfant pour l’endormir, pour la consoler. Une femme aussi, il faut
l’endormir et la consoler ; ce n’est jamais qu’une enfant, puisque c’est
une femme. « Cette mignonne-là, se disait Nestor, je l’aurais bien achetée
!... Ce serait vite fait ... de ne plus pouvoir s’en passer. Faudrait rouler des
yeux, comme ça, gronder, avoir l’air. Et puis ne pas lui dire qu’on l’aime,
comme ils ont le tort de faire ici... Autrement ...» Et Nestor caressait la
glace du portrait, de ses longs doigts déliés ; il frôlait, du pouce, une lèvre
du portrait, l’autre. Un mercredi, il embrassa l’oreille, les cheveux, le
front ; un samedi, il embrassa les lèvres.