La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

392 La Folie gnal... Et dame ! Une armée de squelettes, c’est autre chose qu’un Commissaire. » Madame Arthur avait le génie d’un stratège. Elle aurait dirigé de Madagascar une opération sur la Tour du Pin ou sur Riberac, sans avoir à craindre quelque illusion déformante, mais elle craignait de se jeter par terre de respect et de suffocation à seulement aborder le Colonel. Un regard à Vaugirard, le même à Plaisance, elle prolongea sa faction sur le trottoir qu’elle frappait à petits coup de ses hauts talons. - Quoi que tu as, demandait Arthur, que tu piaffes comme un esquadron ? - J’ai des fourmis dans mes talons, répondait-elle. - Tu les prends trop haut, disait Arthur. Tu ne veux pas croire que c’est mauvais pour leur circulation. - Je les frappe pour que ça circule, et elle frappait de plus belle le trottoir. Elle écoutait des échos qui lui semblaient d’écho en écho, se perdre au-delà de Montrouge et de Plaisance. « C’est tout creux jusqu’à Berlin, se disait-elle. Si l’on passe par dessous, il n’y a pas plus de frontières que de cochères. C’est pourtant simple. Qu’est-ce qu’ils nous racontent que nos soldats montent la garde à la frontière ? Moi aussi je la monte à ma cochère ! Çà sert à quoi ? » Arthur se lassa de respirer la fraîcheur : « Je vais ronfler, dit-il. » Le temps de plier son pliant et de se mettre au lit il ronflait déjà. Madame Arthur s’était fait couler toute une cafetière de café pur. Elle avala deux bols de ce café là avant de se glisser à sa place, entre Arthur et la vitre de la loge, le cordon à droite. Elle ajouta un coussin dur à ses oreillers et se cala contre le tout, comme assise. « Que ne faut-il pas faire quand on veut savoir !... Le café noir sans chicorée n’est qu’une drogue. Et sans sucre ! On ne dira pas que c’est par plaisir. Le coussin me casse en deux. J’étouffe. Tant mieux si j’étouffe ! Le coussin et le café, qu’on me rase mes bouclettes si je dors. » L’oeil à la vitre comme un tireur à son créneau, elle surveillait toute l’entrée du 13 jusqu’à la cour, une partie de la cour, la porte de l’escalier A, celui du Professeur. La nuit n’était ni sombre ni claire ; le ciel couvert par des vapeurs d’orage, rouge et rose par-dessus la cour, éclairait d’un rose d’ombre, l’ombre de la cour et de l’entrée ; l’escalier A dans la pénombre. « À force de parler de fourmis voilà que j’ai des fourmis qui me chatouillent. C’est le café. Ça picote, mais ça réveille. » Non point qu’elle eut à se réveiller ; elle ne dormait pas encore. Mais la fraîcheur de la loge n’était pas celle de la rue. À cette fraîcheur particulière, on ne col-

Les squelettes 393 lait pas, on fondait. Arthur fondait en ronflant. Il sortait de lui une vapeur âcre et ronflante qui se rassemblait au plafond de la loge, comme les vapeurs de Paris dans le ciel rose. « Lui qui se vante de ne pas suer : sec comme l’amadou, qu’il dit ! Il est mouillé son amadou ! Moi, pas vrai, je suis plutôt suante de mon humeur. Et j’ai eu tort d’avaler tout ce café. » Ce ne fut d’abord que sueur à gouttes perlantes, qui la picotait en parlant, puis des rigoles, puis des flaques entre peau et camisole, puis un bain de sueurs et de vapeurs, le drap à tordre, le coussin dur avachi et trempé, comme si elle l’avait mis à tremper dans une bassine. Ses bouclettes débouclées lui pendaient autour de la tête. Elle roulait ses petits yeux de Langouste parmi des grosses larmes qui n’étaient que des larmes de sueur, un brouillard épais et fade au-delà des larmes. Elle fumait son brouillard en fondant, comme fume un marécage des tropiques. Elle avait essayé plusieurs fois la vitre de la loge, d’une main fondante. La buée sur la vitre se déposait de plus en plus vite. « Qu’ils y viennent ! C’est pas un peu de buée qui m’empêchera de reconnaître un casque à pointes !... J’essuierai quand j’entendrai. J’entends bien mon Arthur qui ronfle. J’entendrai. » Ainsi, l’oreille au guet, veillait la concierge patriote, écoutant le silence, à travers les ronflements d’Arthur, ramassant son courage dans la marée montante de toutes ses sueurs, prête à bondir à sa vitre à l’arrivée du premier prussien. Des gémissements... ? des écrasements...? Peut-être une galopade... Elle s’accroche à son coussin, frotte la vitre. Quand ses petits yeux perceraient la vitre, elle ne verrait que de l’ombre rose, la cour et l’entrée dans l’ombre, pas l’ombre d’un casque ni d’un prussien. Elle retourne à son brouillard, à son marécage d’oreillers et de coussins. Au commencement une rumeur de si peu de rumeur que ce pouvait être le vent, comme un coup de balai du vent sous la cochère ou dans la cour, un vent tout seul, d’avant-garde, qui viendrait reconnaître et balayer les lieux en hurluberlu avant l’orage. Mais de nouveau, dans le ronflement ou derrière, ou dans la cour, ou dans des profondeurs de catacombes, c’est un soupir, un frôlement, comme quelque chose ou quelqu’un qui soupire, qui frôle, le vent peut-être ou quelqu’un qui n’est pas le vent, qui frôle de si près les murs de l’entrée ou de la cour, qu’on ne le verrait pas, même si l’on essuyait la vitre. L’hurluberlu de vent n’était qu’un coup de vent qui s’est envolé vers le ciel rose. Celui-là qui soupire de l’autre côté du mur, contre le mur, qui se tapit, qui s’écrase, ne soupire pas comme le vent en hurluberlu. C’est un malin, qui sait qu’on ne le voit pas, qu’il faudrait ouvrir la petite fenêtre de la loge et se pencher pour le voir. Irma la chienne dort dans son brouillard de chienne. Elle gronde en

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

gnal... Et dame ! Une armée de squelettes, c’est autre chose qu’un Commissaire.<br />

»<br />

Madame Arthur avait le génie d’un stratège. Elle aurait dirigé de<br />

Madagascar une opération sur la Tour du Pin ou sur Riberac, sans avoir à<br />

craindre quelque illusion déformante, mais elle craignait de se jeter par<br />

terre de respect et de suffocation à seulement aborder le Colonel. Un regard<br />

à Vaugirard, le même à Plaisance, elle prolongea sa faction sur le<br />

trottoir qu’elle frappait à petits coup de ses hauts talons.<br />

- Quoi que tu as, demandait Arthur, que tu piaffes comme<br />

un esquadron ?<br />

- J’ai des fourmis dans mes talons, répondait-elle.<br />

- Tu les prends trop haut, disait Arthur. Tu ne veux pas<br />

croire que c’est mauvais pour leur circulation.<br />

- Je les frappe pour que ça circule, et elle frappait de plus<br />

belle le trottoir. Elle écoutait des échos qui lui semblaient d’écho en écho,<br />

se perdre au-delà de Montrouge et de Plaisance. « C’est tout creux jusqu’à<br />

Berlin, se disait-elle. Si l’on passe par dessous, il n’y a pas plus de<br />

frontières que de cochères. C’est pourtant simple. Qu’est-ce qu’ils nous<br />

racontent que nos soldats montent la garde à la frontière ? Moi aussi je la<br />

monte à ma cochère ! Çà sert à quoi ? »<br />

Arthur se lassa de respirer la fraîcheur : « Je vais ronfler, dit-il. »<br />

Le temps de plier son pliant et de se mettre au lit il ronflait déjà. Madame<br />

Arthur s’était fait couler toute une cafetière de café pur. Elle avala deux<br />

bols de ce café là avant de se glisser à sa place, entre Arthur et la vitre de<br />

la loge, le cordon à droite. Elle ajouta un coussin dur à ses oreillers et se<br />

cala contre le tout, comme assise. « Que ne faut-il pas faire quand on veut<br />

savoir !... Le café noir sans chicorée n’est qu’une drogue. Et sans sucre !<br />

On ne dira pas que c’est par plaisir. Le coussin me casse en deux.<br />

J’étouffe. Tant mieux si j’étouffe ! Le coussin et le café, qu’on me rase<br />

mes bouclettes si je dors. »<br />

L’oeil à la vitre comme un tireur à son créneau, elle surveillait toute<br />

l’entrée du 13 jusqu’à la cour, une partie de la cour, la porte de l’escalier<br />

A, celui du Professeur. <strong>La</strong> nuit n’était ni sombre ni claire ; le ciel couvert<br />

par des vapeurs d’orage, rouge et rose par-dessus la cour, éclairait d’un<br />

rose d’ombre, l’ombre de la cour et de l’entrée ; l’escalier A dans la pénombre.<br />

« À force de parler de fourmis voilà que j’ai des fourmis qui me<br />

chatouillent. C’est le café. Ça picote, mais ça réveille. » Non point<br />

qu’elle eut à se réveiller ; elle ne dormait pas encore. Mais la fraîcheur de<br />

la loge n’était pas celle de la rue. À cette fraîcheur particulière, on ne col-

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