La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

384 La Folie contractions du visage, une certaine façon de se masser les joues ou le rien de moustache, de suspendre la lecture, de revenir au feuillet préliminaire. Le Colonel assurément n’était pas un de ces bouts de feu qui pensent que tout est résolu quand on a crié : « Vive la France ! » Il voulait bien crier, s’il n’y avait plus qu’à crier, mais les attendus et les considérants d’abord, lui aussi sans sauter une ligne. Tananarive aux renseignements qu’il avait, aurait imaginé un Colonel plus Colonel, moins diplomate, moins ministre. « Lieutenant-Colonel et non pas Colonel, se disait-il : ni les mêmes grades ni les mêmes hommes ! Et j’oubliais les siècles de vieille France et les quartiers de noblesse. On a beau dire (il a beau dire)... Les ancêtres, le blason, la race, c’est quelque chose ! On serait facilement intimidé. » Quand Tananarive était intimidé, il avait la manie de s’épiler la joue droite de sa main droite. Le coude sur la table ronde, un peu d’enfant grondé dans la franchise de son visage, il s’acharnait à triturer sa joue droite, en observant le Colonel. La lecture de la liasse dura plus d’une heure. - Nous n’avons pas la même conception du pouvoir, dit enfin le Colonel. J’ai donné ma parole. Je crois toujours que j’ai bien fait de la donner. Ne redoutez pas que je la reprenne. La situation nationale et internationale est telle, la conjoncture (comme on dit) est si pressante et si grave que j’ai pensé qu’il était de mon devoir de prendre mon parti qui ne pouvait être que celui de l’honneur et de la France. Mais moi, du moins, j’ai consulté avant de prendre parti et dans un esprit que j’ose dire libéral, car la royauté était libérale, mon cher, en dépit des caricatures républicaines que publient des historiens de mauvaise foi. Des trois ordres, je n’avais à consulter que le Tiers-Etat et le Clergé ; pour l’autre je pouvais me fier à moi-même. Vous pensez bien que je n’ai pas envisager quelque enquête à l’américaine, où les opinions se neutralisent en s’accumulant. L’opinion ? Ils me font rire ! L’opinion de qui, sur quoi ? Un royaliste (je me flatte de l’être) n’interroge pas l’agriculture ou l’industrie, mais un paysan, un ouvrier. Ce sont les français qui composent la France comme elle est, vous, moi, cet adjudant en retraite et ses deux camarades, qui sont mes fidèles depuis trente ans et qui sont le peuple. Le peuple (avec le P majuscule)... connais pas ! Ou bien c’est une manière de parler pour parler plus vite. Mon Cher, pardonnez-moi ce préambule, vous allez comprendre qu’il était nécessaire. Tananarive était toujours intimidé quand les idées n’étaient que des idées. Il avait des idées sur le service en montagne, sur la résistance et l’entraînement des recrues, sur tout ce qui était de son métier. Mais les idées, celles que l’on nomme générales ! Il les respectait, il admirait les habiles qui avaient l’art de briller par les idées, qui soutenaient qu’elles gagnent des batailles ou qu’elles mènent le monde. Il constatait qu’elles

Tananarive 385 étaient une force pour gagner des promotions et des grades, sinon des batailles. Il avait été un excellent élève à l’école de guerre, et l’un des plus jeunes de l’école, mais il avait senti qu’il n’aurait jamais les premières places faute de savoir jouer aux idées comme on joue au bridge. Il écoutait donc le Colonel en triturant son menton, sans même essayer de deviner où aboutissait le préambule. - Les pages que je viens de lire sont d’un esprit de haute volée, reprit le Colonel. Ils n’ont rien de comparable dans leur clique républicaine. Non, je ne retire pas ma parole. Je veux croire qu’il sauvera la France. Qui d’autre dans la conjoncture la sauverait ? Mon admiration est vive ; ma confiance est grande ; elle serait totale si je ne pensais pas qu’il peut être victime, en certain sujet, d’une sorte d’illusion déformante. L’excellent élève, le front et le nez dressés, eut un regard d’un sérieux exceptionnel. Le Colonel posant la liasse devant Tananarive : - Page huit, il écrit que le peuple est las du régime, que l’enthousiasme des masses n’attend qu’un ordre pour renverser des maîtres indignes... On lit des phrases de ce genre tous les matins dans l’Humanité. Ce sont des phrases. Ceux qui sont en vacance ne songent qu’aux vacances, ceux qui n’y sont pas à ceux qui y sont. Il est vrai que les maîtres sont indignes, mais ils sont les maîtres... Si nous n’avions que des phrases pour les renverser, je ne le pousserais pas à quitter son île. Tananarive avait lu ces phrases comme on lit des phrases ou comme on écoute un préambule. - Page quinze, (Tananarive aussitôt à la page 15), voici ce qui est infiniment plus grave. J’ai réfléchi de mon côté aux arrestations qui seraient nécessaires. Un mouvement comme le nôtre ne va pas sans de ces arrestations. Quelques-unes injustes, il n’importe ! Le jour choisi est judicieusement choisi ; le jour lui-même où la mécanique de la chose se déclenche. La veille ce serait tout perdre ; le lendemain serait trop tard. Mais les noms ! C’est ici que la consultation s’imposait. Qui lui a fourni ces listes ? Elles sont trop longues. En ces matières, quelques arrestations, si elles sont spectaculaires, frappent beaucoup plus qu’une multitude, si les noms ne disent rien à personne. A-t-il songé que ce sont des enlèvements plus que des arrestations, que la surprise et la réussite exigeraient des spécialistes ? A-t-on prévu une formation, des exercices ? Rien ne s’improvise. Est-il sûr que l’église approuve tous ces noms ? - Nous avons la bienveillance de Rome, se hâta de dire Tananarive, heureux de répondre à cette question, sans répondre aux autres. Le Colonel se tira le doigt : - La bienveillance ! Si nous n’en sommes encore qu’à la bienveillance !... Pour un ou deux prélats que nous avons, je vous avertis que l’église de France n’est pas très chaude. Au mieux, nous pouvons

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

contractions du visage, une certaine façon de se masser les joues ou le<br />

rien de moustache, de suspendre la lecture, de revenir au feuillet préliminaire.<br />

Le Colonel assurément n’était pas un de ces bouts de feu qui pensent<br />

que tout est résolu quand on a crié : « Vive la France ! » Il voulait<br />

bien crier, s’il n’y avait plus qu’à crier, mais les attendus et les considérants<br />

d’abord, lui aussi sans sauter une ligne.<br />

Tananarive aux renseignements qu’il avait, aurait imaginé un Colonel<br />

plus Colonel, moins diplomate, moins ministre. « Lieutenant-Colonel<br />

et non pas Colonel, se disait-il : ni les mêmes grades ni les mêmes hommes<br />

! Et j’oubliais les siècles de vieille France et les quartiers de noblesse.<br />

On a beau dire (il a beau dire)... Les ancêtres, le blason, la race,<br />

c’est quelque chose ! On serait facilement intimidé. » Quand Tananarive<br />

était intimidé, il avait la manie de s’épiler la joue droite de sa main droite.<br />

Le coude sur la table ronde, un peu d’enfant grondé dans la franchise de<br />

son visage, il s’acharnait à triturer sa joue droite, en observant le Colonel.<br />

<strong>La</strong> lecture de la liasse dura plus d’une heure.<br />

- Nous n’avons pas la même conception du pouvoir, dit enfin<br />

le Colonel. J’ai donné ma parole. Je crois toujours que j’ai bien fait de<br />

la donner. Ne redoutez pas que je la reprenne. <strong>La</strong> situation nationale et<br />

internationale est telle, la conjoncture (comme on dit) est si pressante et si<br />

grave que j’ai pensé qu’il était de mon devoir de prendre mon parti qui ne<br />

pouvait être que celui de l’honneur et de la France. Mais moi, du moins,<br />

j’ai consulté avant de prendre parti et dans un esprit que j’ose dire libéral,<br />

car la royauté était libérale, mon cher, en dépit des caricatures républicaines<br />

que publient des historiens de mauvaise foi. Des trois ordres, je<br />

n’avais à consulter que le Tiers-Etat et le Clergé ; pour l’autre je pouvais<br />

me fier à moi-même. Vous pensez bien que je n’ai pas envisager quelque<br />

enquête à l’américaine, où les opinions se neutralisent en s’accumulant.<br />

L’opinion ? Ils me font rire ! L’opinion de qui, sur quoi ? Un royaliste (je<br />

me flatte de l’être) n’interroge pas l’agriculture ou l’industrie, mais un<br />

paysan, un ouvrier. Ce sont les français qui composent la France comme<br />

elle est, vous, moi, cet adjudant en retraite et ses deux camarades, qui<br />

sont mes fidèles depuis trente ans et qui sont le peuple. Le peuple (avec le<br />

P majuscule)... connais pas ! Ou bien c’est une manière de parler pour<br />

parler plus vite. Mon Cher, pardonnez-moi ce préambule, vous allez<br />

comprendre qu’il était nécessaire.<br />

Tananarive était toujours intimidé quand les idées n’étaient que des<br />

idées. Il avait des idées sur le service en montagne, sur la résistance et<br />

l’entraînement des recrues, sur tout ce qui était de son métier. Mais les<br />

idées, celles que l’on nomme générales ! Il les respectait, il admirait les<br />

habiles qui avaient l’art de briller par les idées, qui soutenaient qu’elles<br />

gagnent des batailles ou qu’elles mènent le monde. Il constatait qu’elles

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