25.06.2013 Views

La Folie - MML Savin

La Folie - MML Savin

La Folie - MML Savin

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Le fond du sac 375<br />

avait sa vie à lui, ni simple ni facile, qui avait son mystère, comme c’était<br />

son droit de l’avoir, ses amours, puisqu’il essayait d’aimer, puisqu’il s’y<br />

prenait si mal, qu’on le fuyait, qu’on le suppliait de ne plus aimer.<br />

1925 : Jacques avait douze ans. Le poulain de cette année-là<br />

s’appelait Patatras, d’un surnom comme en donnait Jacques. C’était aussi<br />

l’année du Petit Lord, c’est-à-dire la première, car le livre devrait avoir<br />

plus de durée dans la préférence que le poulain Patatras. Jacques, malgré<br />

la distance de quatorze année, était comme jaloux de cette voix, si douce<br />

et si tendre pourtant, si réservé, si pudique dans la souffrance. Il lui semblait<br />

que cette voix lui parlait à lui, que c’était à lui qu’elle disait d’avoir<br />

pitié. À douze ans la pitié n’est pas naturelle, surtout si la pitié exige que<br />

l’on cède une part de Poliche ou de paradis. On garde tout, tout Poliche si<br />

l’on a Poliche, le poulain Patatras avec les autres ; le livre préféré ne<br />

consolerait pas de la perte des autres livres. Et puis, à plus du double de<br />

ses douze ans, Jacques n’aime pas avoir pitié. Ce n’est pas qu’il soit dur ;<br />

plutôt il ne saurait pas comment s’y prendre. Quand Ilse a des sanglots<br />

qui lui montent le voilà timide et gauche, qui s’en tire par des gamineries,<br />

qui serait brusque, qui deviendrait dur et presque violent, car il craindrait<br />

d’être trop tendre. Ilse aurait de ces mots trop tendres comme ces mots de<br />

la carte espagnole. Elle n’ose pas les écrire. Elle aurait peur de se faire<br />

traiter d’idiote. Elle dit qu’elle n’ose pas, mais elle écrit (une lettre qui<br />

vient d’Espagne elle aussi) : J’ai toujours l’impression que tu es trop loin<br />

pour m’entendre. Trop loin ! Jacques n’a pas l’oreille assez fine pour<br />

entendre de Paris le violoncelle dont elle joue à Madrid ou à Barcelone.<br />

Elle aurait pu se dispenser de l’écrire. Mais ce « toujours» qu’elle ose<br />

écrire ressemble comme un sanglot au sanglot de l’autre voix : « je ne<br />

suis pas plus seule ici qu’auprès de toi.»<br />

Ces deux voix l’une dans l’autre ou deux sanglots, un autre Poliche<br />

dans Poliche, cette chambre si fidèlement celle de <strong>La</strong> Châtelière, le même<br />

décor d’arbre et d’eau dans la lumière, mais ce n’est qu’un décor, Paris et<br />

la Seine où Poliche vivait sa vie et ses amours, les vacances n’étant que<br />

des vacances, tout qui se double et qui se confond, comme Poliche et Jacques<br />

dans un même nom, comme Jacques qui depuis les dix heures de ce<br />

matin est le chauffeur ou le cavalier servant d’une douairière ou de Liliane,<br />

une lettre d’Ilse dans son mouchoir, il y a de quoi être saisi de vertige<br />

! Et Jacques n’aime pas plus le vertige que la pitié, qui est une sorte<br />

de vertige. Ce n’est qu’un instant. Plus de gouffre si l’on détourne son<br />

regard, si l’on se contente de caresser la tige d’un lys et d’en respirer<br />

l’odeur. Cependant l’occasion d’un autre vertige se prépare. C’est Liliane<br />

qui l’a préparé.<br />

Jacques le distrait, parmi tant de nouveaux mystères, a oublié le sac<br />

dont le mystère l’intriguait si fort. Il n’a pas vu Liliane quand elle partait

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!