La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

374 La Folie sans se trahir. Elle ne rougissait peut-être que de colère. Après les politesses du thé, je joue la comédie de la jerricane ; je remets aussi l’essence (il sourit de ce bon tour.) Puis, Oust ! le sac, la douairière, la colère et la courbature au grand-père ! Qu’il s’en débrouille ! Un temps pour se venger, un autre où l’on se dégoutte de la vengeance. » Il n’y avait aucun goût de vengeance dans sa façon de caresser une tige de lys, l’un de ceux du grand vase sur la table ovale au pied du lit. Le parfum des lys a-t-il la vertu de rendre sourd qui le respire ? Jacques n’entendit pas que l’on posait une théière sur un guéridon, bien que les portes fussent ouvertes. Au vrai il entendait une voix, qui l’empêchait d’entendre la théière, qui n’était ni celle de Liliane ni la sienne, mais une de ces voix comme il en sort tout à coup des tiroirs, si par hasard et sans vouloir ouvrir, on ouvre un tiroir au hasard. Le mince, l’étroit tiroir d’une table ovale, qui était un ornement plus qu’un tiroir. Et rien qu’une carte postale en ce tiroir ! Ce n’est pas comme d’ouvrir l’un des tiroirs de la commode entre les deux fenêtres, qui est bourré de dossiers, de carnets, de paquets de lettres. Jacques avait à peine tiré ces tiroirs. Lire ou brûler, sans doute lire, plus tard, quand la chambre Louis Seize, sera bien toujours la chambre de Poliche (elle le sera toujours) mais aussi la chambre de Jacques. Mais une carte postale ! On la regarde, on la retourne pour lire ce que la carte représente. On a lu la carte sans la lire. La carte parle comme une voix si l’on retourne. Surtout celle-là qui parlait espagnol, mantille et castagnettes sans la retourner. Sevilla 7.5.1925. 17 heures 30 ; le profil d’Alphonse XIII au centre du timbre administratif. Jacques de La Châtelière, 12 Quai de Béthune. « Le premier courrier que je reçois Quai de Béthune. La poste a de ces retard ! Mais rien ne s’égare.» L’écriture si nette, si claire qu’on ne pouvait pas ne pas lire les quelques lignes de correspondance, si l’on rêvait un instant sur le timbre et sur l’adresse. Ce n’est pas moi qui suis partie. C’est toi qui était parti. je ne suis pas plus seule ici qu’auprès de toi, mais tout est plus clair; ne me demande pas de revenir. Aie pitié de moi. Une paraphe en guise de signature. Machinalement Jacques remit la carte espagnole dans le tiroir qu’il referma. Il n’est pas nécessaire de grimper à des pinacles de cathédrale pour être saisi de vertige. On croit que tout est simple et sans mystère Quai de Béthune ou à La Châtelière, que les meubles familiers ont dit depuis longtemps ce qu’ils avaient à dire. Et cependant on remet à plus tard de lire des carnets et des paquets de lettres, on apporte des fleurs, encore des fleurs, comme si les fleurs avaient le pouvoir de conjurer on ne sait quoi, que l’on éprouve le besoin de conjurer. Jacques avait son Poliche, qui était celui que Poliche avait voulu, qui n’avait pas d’histoire, qui était jeune toujours, mais qui n’avait pas eu de jeunesse, qui ne vivait qu’au temps des vacances. Et soudain, par cette voix de la carte (quatorze ans à se taire au fond d’un tiroir !), Poliche était un autre Poliche, qui

Le fond du sac 375 avait sa vie à lui, ni simple ni facile, qui avait son mystère, comme c’était son droit de l’avoir, ses amours, puisqu’il essayait d’aimer, puisqu’il s’y prenait si mal, qu’on le fuyait, qu’on le suppliait de ne plus aimer. 1925 : Jacques avait douze ans. Le poulain de cette année-là s’appelait Patatras, d’un surnom comme en donnait Jacques. C’était aussi l’année du Petit Lord, c’est-à-dire la première, car le livre devrait avoir plus de durée dans la préférence que le poulain Patatras. Jacques, malgré la distance de quatorze année, était comme jaloux de cette voix, si douce et si tendre pourtant, si réservé, si pudique dans la souffrance. Il lui semblait que cette voix lui parlait à lui, que c’était à lui qu’elle disait d’avoir pitié. À douze ans la pitié n’est pas naturelle, surtout si la pitié exige que l’on cède une part de Poliche ou de paradis. On garde tout, tout Poliche si l’on a Poliche, le poulain Patatras avec les autres ; le livre préféré ne consolerait pas de la perte des autres livres. Et puis, à plus du double de ses douze ans, Jacques n’aime pas avoir pitié. Ce n’est pas qu’il soit dur ; plutôt il ne saurait pas comment s’y prendre. Quand Ilse a des sanglots qui lui montent le voilà timide et gauche, qui s’en tire par des gamineries, qui serait brusque, qui deviendrait dur et presque violent, car il craindrait d’être trop tendre. Ilse aurait de ces mots trop tendres comme ces mots de la carte espagnole. Elle n’ose pas les écrire. Elle aurait peur de se faire traiter d’idiote. Elle dit qu’elle n’ose pas, mais elle écrit (une lettre qui vient d’Espagne elle aussi) : J’ai toujours l’impression que tu es trop loin pour m’entendre. Trop loin ! Jacques n’a pas l’oreille assez fine pour entendre de Paris le violoncelle dont elle joue à Madrid ou à Barcelone. Elle aurait pu se dispenser de l’écrire. Mais ce « toujours» qu’elle ose écrire ressemble comme un sanglot au sanglot de l’autre voix : « je ne suis pas plus seule ici qu’auprès de toi.» Ces deux voix l’une dans l’autre ou deux sanglots, un autre Poliche dans Poliche, cette chambre si fidèlement celle de La Châtelière, le même décor d’arbre et d’eau dans la lumière, mais ce n’est qu’un décor, Paris et la Seine où Poliche vivait sa vie et ses amours, les vacances n’étant que des vacances, tout qui se double et qui se confond, comme Poliche et Jacques dans un même nom, comme Jacques qui depuis les dix heures de ce matin est le chauffeur ou le cavalier servant d’une douairière ou de Liliane, une lettre d’Ilse dans son mouchoir, il y a de quoi être saisi de vertige ! Et Jacques n’aime pas plus le vertige que la pitié, qui est une sorte de vertige. Ce n’est qu’un instant. Plus de gouffre si l’on détourne son regard, si l’on se contente de caresser la tige d’un lys et d’en respirer l’odeur. Cependant l’occasion d’un autre vertige se prépare. C’est Liliane qui l’a préparé. Jacques le distrait, parmi tant de nouveaux mystères, a oublié le sac dont le mystère l’intriguait si fort. Il n’a pas vu Liliane quand elle partait

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

sans se trahir. Elle ne rougissait peut-être que de colère. Après les politesses<br />

du thé, je joue la comédie de la jerricane ; je remets aussi l’essence (il<br />

sourit de ce bon tour.) Puis, Oust ! le sac, la douairière, la colère et la<br />

courbature au grand-père ! Qu’il s’en débrouille ! Un temps pour se venger,<br />

un autre où l’on se dégoutte de la vengeance. » Il n’y avait aucun<br />

goût de vengeance dans sa façon de caresser une tige de lys, l’un de ceux<br />

du grand vase sur la table ovale au pied du lit. Le parfum des lys a-t-il la<br />

vertu de rendre sourd qui le respire ? Jacques n’entendit pas que l’on posait<br />

une théière sur un guéridon, bien que les portes fussent ouvertes.<br />

Au vrai il entendait une voix, qui l’empêchait d’entendre la théière,<br />

qui n’était ni celle de Liliane ni la sienne, mais une de ces voix comme il<br />

en sort tout à coup des tiroirs, si par hasard et sans vouloir ouvrir, on ouvre<br />

un tiroir au hasard. Le mince, l’étroit tiroir d’une table ovale, qui était<br />

un ornement plus qu’un tiroir. Et rien qu’une carte postale en ce tiroir !<br />

Ce n’est pas comme d’ouvrir l’un des tiroirs de la commode entre les<br />

deux fenêtres, qui est bourré de dossiers, de carnets, de paquets de lettres.<br />

Jacques avait à peine tiré ces tiroirs. Lire ou brûler, sans doute lire, plus<br />

tard, quand la chambre Louis Seize, sera bien toujours la chambre de Poliche<br />

(elle le sera toujours) mais aussi la chambre de Jacques. Mais une<br />

carte postale ! On la regarde, on la retourne pour lire ce que la carte représente.<br />

On a lu la carte sans la lire. <strong>La</strong> carte parle comme une voix si<br />

l’on retourne. Surtout celle-là qui parlait espagnol, mantille et castagnettes<br />

sans la retourner. Sevilla 7.5.1925. 17 heures 30 ; le profil d’Alphonse<br />

XIII au centre du timbre administratif. Jacques de <strong>La</strong> Châtelière, 12 Quai<br />

de Béthune. « Le premier courrier que je reçois Quai de Béthune. <strong>La</strong><br />

poste a de ces retard ! Mais rien ne s’égare.» L’écriture si nette, si claire<br />

qu’on ne pouvait pas ne pas lire les quelques lignes de correspondance, si<br />

l’on rêvait un instant sur le timbre et sur l’adresse. Ce n’est pas moi qui<br />

suis partie. C’est toi qui était parti. je ne suis pas plus seule ici qu’auprès<br />

de toi, mais tout est plus clair; ne me demande pas de revenir. Aie pitié<br />

de moi. Une paraphe en guise de signature.<br />

Machinalement Jacques remit la carte espagnole dans le tiroir qu’il<br />

referma. Il n’est pas nécessaire de grimper à des pinacles de cathédrale<br />

pour être saisi de vertige. On croit que tout est simple et sans mystère<br />

Quai de Béthune ou à <strong>La</strong> Châtelière, que les meubles familiers ont dit<br />

depuis longtemps ce qu’ils avaient à dire. Et cependant on remet à plus<br />

tard de lire des carnets et des paquets de lettres, on apporte des fleurs,<br />

encore des fleurs, comme si les fleurs avaient le pouvoir de conjurer on<br />

ne sait quoi, que l’on éprouve le besoin de conjurer. Jacques avait son<br />

Poliche, qui était celui que Poliche avait voulu, qui n’avait pas d’histoire,<br />

qui était jeune toujours, mais qui n’avait pas eu de jeunesse, qui ne vivait<br />

qu’au temps des vacances. Et soudain, par cette voix de la carte (quatorze<br />

ans à se taire au fond d’un tiroir !), Poliche était un autre Poliche, qui

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