La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

350 La Folie Liliane. Demazure est la raison. Ce n’est pas lui qui embrasserait une lettre en public, même sans public. C’est un garçon qui a des principes, comme il a un nez et un parapluie. Il n’embrasserait que mes lettres, et devant moi. Sa redingote n’est pas un mirage, comme est sans doute le vert tendre, ou la pervenche des yeux pervenche. Les surfaces ne sont que des surfaces, mais on ne s’y blesse pas si elles sont polies.» Elle avait eu raison de mentir aux premiers mots et d’inventer cette histoire de la voiture qu’elle avait gardée par un devoir d’amitié. Devant le Zoo, d’une voix de banquette, caoutchouc et politesse : - Si vous m’arrêtiez ici ? C’est une tête de ligne. Je suis assurée d’avoir un autobus, sans vous importuner davantage. Jacques, sans la moindre contracture: - D’où prenez-vous, dit-il, que vous m’importuniez ? Et brûla la tête de ligne, mais à vitesse modérée, en promeneur qui se promène. On se promène. On joue a se promener. Cette voiture est mon jouet, Quand j’avais treize ans, je demandai à Poliche, un jour, si les grandes personnes avaient des jouets. Une de ces questions que je n’osais poser qu’à lui: il ne trouvait jamais ridicules les questions que l’on pose à treize ans. J’ai été bien content d’apprendre qu’il y avait des jeux et des jouets pour tous les âges. « Même pour les vieux ?» « Même pour les vieux, répondit Poliche. Ils appellent cela décorations, titres, académies.» Je me souviens d’avoir ri (et de quel rire !) de cette petite épée que l’on donne aux académiciens, pour qu’ils s’amusent.» Liliane avait vu des épées d’académiciens à l’académie ; elle n’avait pas ri. Elle n’aurait su dire si elle était choquée de cette façon de rire ; elle était choquée, mais elle avait aussi envie de rire ou de sourire... Poliche... (qui pouvait être ce Poliche ?) - Poliche me disait souvent : Les grandes personnes ne sont des grandes personnes que pour les enfants. Les hommes, encore et toujours, sont des enfants, mais ils n’avouent pas, ni qu’ils jouent, ni qu’ils s’ennuient, ni qu’ils ne sont que des enfants. Poliche avouait, mais il n’y avait qu’un Poliche parmi les hommes. Tant de tendresse et de tristesse dans ces derniers mots que Liliane en oublia sa tête de ligne, son mariage avec Demazure, les mérites et les commodités de la surface et même une certaine lettre et de folles tentations pêle-mêle dans un mouchoir. Pour mieux entendre, elle s’était assise sur le rebord de la banquette, les deux mains au dossier du siège vide, le blond de son auréole à toucher le blond de Jacques. Elle aurait voulu dire : « Parler encore de ce Poliche, qui n’était pas comme les autres, qui avouait. Un seul jour, j’ai failli avouer pendant ce terrible entretien où Madame la Supérieure me fit l’honneur d’un tabouret. Elle avait plus de ruse qu’un policier et les paroles me sortaient de moi en dépit de moi. J’ai

Un sac 351 pensé en mourir de honte et de rage. Depuis je n’ai rien avoué, même à Dieu. Les soeurs, les unes par sottise les autres par prudence, mes camarades, les plus douces et les plus tendre, toutes aussi fermées qu’un secrétaire refermé dont on a perdu le secret. Partout j’ai senti ce mur de garde, bardé de verrous, hérissé de pointes. Parfois il me semblait par un geste et par un soupire, que l’une ou l’autre de mes camarades cherchaient l’occasion d’un aveu ou d’une confidence, d’elle à moi ; mais alors c’était moi qui me hérissait et me bardait. Au parloir, quand ma mère s’y posait, volant d’un fauteuil à tous les autres, une fois une seule fois, elle m’a dit : « Ma fille, Liliane ma fille...» comme si elle allait dire et avouer, mais elle s’est envolée sans rien dire. Le Colonel mon grand-père ne dit rien, n’a pas besoin pour que je comprenne, parce que les ombres sur son visage avouent, mais ses paroles n’avouent rien. Ces billets laconiques que je recevais à L’Espérance disaient d’avantage. Je les ai relus jusqu’à les savoir par coeur. Ce qu’ils voulaient dire ce n’est que de l’ombre encore, comme celle que je vois sur son visage, mais ils voulaient me le dire. Hormis celle-là, je n’ai jamais entendu d’autres paroles. Je voudrais savoir. Se taisent-ils par vengeance comme moi ? Ou bien ne sont-ils que des surfaces qui n’ont rien à dire ? Au pesage, au théâtre, à l’Académie, je n’ai vu que des surfaces. Que dit Demazure à Demazure ? Que dit Monseigneur à Monseigneur ? Une crosse est-elle un jouet comme une épée d’Académicien ? J’avoue que je ne suis qu’une pensionnaire de L’Espé-rance, très ignorante. Mais je ne vois pas que l’on me demande autre chose. Ma couturière s’est chargée du reste. Faudra-t-il vieillir et mourir derrière un nom de garde ? Ou un mur de garde ? Au bout de combien d’années oublie-t-on qu’il y avait quelqu’un derrière le mur ? » C’était trop de questions pour les poser à la fois. Même l’oncle Poliche aurait mis bien des soirées à y répondre, comme il répondait à Jacques inlassablement, et du matin au soir, à La Châtelière. Et sans doute reprenant les questions une à une, dans cette belle franchise qui était sa loi, il aurait plus d’une fois répondu à Liliane ce qu’il répondait à Jacques : « Je ne sais pas. Moi non plus, je ne comprends pas .» Jacques devait songer à son Poliche, car il se taisait. Il roulait toujours, heureux de rouler son jouet, comme il disait, même s’il était triste. Poliche, quand il voyait un peu de tristesse à Jacques, lui disait : « Ne reste pas triste, mon petit Jacques, prends tes jouets. Même si tu es encore triste en jouant, il vaut mieux jouer. Cela fait supporter la tristesse. » Et Poliche n’en voulait pas à Jacques d’être triste, car il arrive qu’on le soit. D’une allée à l’autre, d’un bout à l’autre du bois, tournant, revenant, vite ou moins vite, c’était comme s’il jouait dans le bois de Vincennes, sans arriver à se perdre, puis sortant du bois, et tout à coup, changeant d’idée, il reprenait les mêmes allées jusqu’à Vincennes, et de là au lac

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Liliane. Demazure est la raison. Ce n’est pas lui qui embrasserait une lettre<br />

en public, même sans public. C’est un garçon qui a des principes,<br />

comme il a un nez et un parapluie. Il n’embrasserait que mes lettres, et<br />

devant moi. Sa redingote n’est pas un mirage, comme est sans doute le<br />

vert tendre, ou la pervenche des yeux pervenche. Les surfaces ne sont que<br />

des surfaces, mais on ne s’y blesse pas si elles sont polies.» Elle avait eu<br />

raison de mentir aux premiers mots et d’inventer cette histoire de la voiture<br />

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Devant le Zoo, d’une voix de banquette, caoutchouc et politesse :<br />

- Si vous m’arrêtiez ici ? C’est une tête de ligne. Je suis assurée<br />

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Jacques, sans la moindre contracture:<br />

- D’où prenez-vous, dit-il, que vous m’importuniez ? Et<br />

brûla la tête de ligne, mais à vitesse modérée, en promeneur qui se promène.<br />

On se promène. On joue a se promener. Cette voiture est mon<br />

jouet, Quand j’avais treize ans, je demandai à Poliche, un jour, si les<br />

grandes personnes avaient des jouets. Une de ces questions que je n’osais<br />

poser qu’à lui: il ne trouvait jamais ridicules les questions que l’on pose à<br />

treize ans. J’ai été bien content d’apprendre qu’il y avait des jeux et des<br />

jouets pour tous les âges. « Même pour les vieux ?» « Même pour les<br />

vieux, répondit Poliche. Ils appellent cela décorations, titres, académies.»<br />

Je me souviens d’avoir ri (et de quel rire !) de cette petite épée que l’on<br />

donne aux académiciens, pour qu’ils s’amusent.»<br />

Liliane avait vu des épées d’académiciens à l’académie ; elle<br />

n’avait pas ri. Elle n’aurait su dire si elle était choquée de cette façon de<br />

rire ; elle était choquée, mais elle avait aussi envie de rire ou de sourire...<br />

Poliche... (qui pouvait être ce Poliche ?)<br />

- Poliche me disait souvent : Les grandes personnes ne<br />

sont des grandes personnes que pour les enfants. Les hommes, encore et<br />

toujours, sont des enfants, mais ils n’avouent pas, ni qu’ils jouent, ni<br />

qu’ils s’ennuient, ni qu’ils ne sont que des enfants. Poliche avouait, mais<br />

il n’y avait qu’un Poliche parmi les hommes.<br />

Tant de tendresse et de tristesse dans ces derniers mots que Liliane<br />

en oublia sa tête de ligne, son mariage avec Demazure, les mérites et les<br />

commodités de la surface et même une certaine lettre et de folles tentations<br />

pêle-mêle dans un mouchoir. Pour mieux entendre, elle s’était assise<br />

sur le rebord de la banquette, les deux mains au dossier du siège vide, le<br />

blond de son auréole à toucher le blond de Jacques. Elle aurait voulu dire<br />

: « Parler encore de ce Poliche, qui n’était pas comme les autres, qui<br />

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Madame la Supérieure me fit l’honneur d’un tabouret. Elle avait plus de<br />

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