La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

32 La Folie flanqué de sa valise. « Vu » dit la guitare. C’était un mot du Colonel ; mot sans appel. Puis il attaqua l’ancienne gare au pas de charge. Pas plus de portrait à l’ancienne qu’à la nouvelle. L’orage de là-haut avait fini d’installer tout ce qu’il fallait pour un orage : triples rideaux de ciel, du gris au noir, basse lointaine et continue des orages collatéraux. Il retardait son premier pétard, qu’il lança. Quel pétard ! Et aussitôt les déversoirs, du fin, du gros, liquide et solide, à crever la haute verrière de la salle des pas perdus, où c’était la nuit. Tout ce qu’il y avait de foule sur la place, devant la gare, avait engorgé les galeries marchandes, envahi les escaliers, envahissait déjà la salle. On aurait pu reconnaître des épaves de l’autre foule, des marins, quatre scouts et un curé. Salle, escaliers, galeries marchandes, l’intérieur des boutiques, tout fut examiné par Nestor qui se coulait de tout à tout, animé, excité par cette sorte de jeu, par l’orage, par la foule, car il aimait la foule. Il riait à chaque nouveau pétard. Cela ressemblait à des ordres du Colonel. Ce n’était pas de la foudre qui tombe du ciel. C’était quelque chose d’énorme que l’on froissait ou que l’on déchirait dans votre dos, tout proche, 1à. Ou encore, le fouet d’un dompteur, et l’on était dans la cage. À peine l’éclair et le fouet, ensemble, un renfort de déversoirs à engloutir la ville. Dieu Colonel avait décidé d’étouffer sous les eaux ceux qui échapperaient à sa foudre. Nestor avait fait un dénombrement si complet, une revue si minutieuse de tout cet illustre bâtiment ferroviaire qu’il serait mort en paix. Mais il ne méritait pas de mourir. Ayant satisfait à l’obéissance autant qu’à l’initiative, il n’avait rien à redouter du Colonel, ni de Dieu (l’orage et la colère de Dieu, que Dieu s’en débrouille !) ni de Nestor, qui ne redoutait rien de rien ni de personne quand il avait sa guitare. Il s’assit à sa façon de garçon noir dans le coin le plus sombre de la salle. À chaque fois qu’il pinçait un accord, il avait le portrait devant ses yeux. La jeune fille, si elle était une jeune fille quelque part, ne serait jamais aussi jolie que la petite fille du portrait. « Ils ont tort, par ici, se disait Nestor, de ne pas s’acheter des femmes plus jeunes ! Dix-huit ans, c’est déjà bien vieux ..» *

Chapitre VI Le délégué Elle n’était pas si vieille, pourtant, celle à la vitre de son taxi, anxieusement, qui regardait se tripler les rideaux du ciel, la coupole et l’horizon se noircir, noir sur gris, noir sur noir ; et ces éclairs louches, à ras d’horizon, de plus en plus haut sur l’horizon. Un vieux taxi, lui, qui avait peut-être plus de dix-huit ans ! On ne choisit pas : Les Soeurs de L’Espérance de la Vierge Marie le lui avaient assez répété qu’on ne choisit pas, qu’il ne faut jamais choisir. Elle s’en révoltait dans le dedans du coeur, mais sans le dire. Ne pas le dire, cela du moins elle l’avait appris. Dès qu’on voulait savoir, elle cachait tout. L’adresse au chauffeur, oui ; il fallait bien. On ne choisit pas toujours non plus, de dire ou de ne pas dire. Elle soupira. Nestor, qui s’y connaissait, n’aurait pas trouvé tellement de vieillesse à ce soupir. Il y avait de la peur, de la joie, comme une tremblante joie, de la hâte surtout et de l’espérance dans le soupir. Ce n’est pas pour rien qu’on a été élevée pendant douze ans à L’Espérance. Elle en portait l’uniforme encore, son coeur aussi. Les couleurs que portait le coeur étaient peut-être de joyeuses couleurs, mais les couleurs de l’uniforme comme il convient à un uniforme. D’un vert qui était si sombre qu’on aurait eu beaucoup de mal à y voir celui de l’espérance. Ou bien rappelait-il que l’espérance n’est pas d’une couleur ni de l’étoffe d’une robe, ni de rien de cette vie d’ici-bas, qui sera sombre, qui doit l’être, mais de l’autre vie par delà, qui n’aura pas les mêmes couleurs.

Chapitre VI<br />

Le délégué<br />

Elle n’était pas si vieille, pourtant, celle à la vitre de son taxi, anxieusement,<br />

qui regardait se tripler les rideaux du ciel, la coupole et<br />

l’horizon se noircir, noir sur gris, noir sur noir ; et ces éclairs louches, à<br />

ras d’horizon, de plus en plus haut sur l’horizon. Un vieux taxi, lui, qui<br />

avait peut-être plus de dix-huit ans ! On ne choisit pas : Les Soeurs de<br />

L’Espérance de la Vierge Marie le lui avaient assez répété qu’on ne choisit<br />

pas, qu’il ne faut jamais choisir. Elle s’en révoltait dans le dedans du<br />

coeur, mais sans le dire. Ne pas le dire, cela du moins elle l’avait appris.<br />

Dès qu’on voulait savoir, elle cachait tout.<br />

L’adresse au chauffeur, oui ; il fallait bien. On ne choisit pas toujours<br />

non plus, de dire ou de ne pas dire. Elle soupira. Nestor, qui s’y<br />

connaissait, n’aurait pas trouvé tellement de vieillesse à ce soupir. Il y<br />

avait de la peur, de la joie, comme une tremblante joie, de la hâte surtout<br />

et de l’espérance dans le soupir. Ce n’est pas pour rien qu’on a été élevée<br />

pendant douze ans à L’Espérance.<br />

Elle en portait l’uniforme encore, son coeur aussi. Les couleurs que<br />

portait le coeur étaient peut-être de joyeuses couleurs, mais les couleurs<br />

de l’uniforme comme il convient à un uniforme. D’un vert qui était si<br />

sombre qu’on aurait eu beaucoup de mal à y voir celui de l’espérance. Ou<br />

bien rappelait-il que l’espérance n’est pas d’une couleur ni de l’étoffe<br />

d’une robe, ni de rien de cette vie d’ici-bas, qui sera sombre, qui doit<br />

l’être, mais de l’autre vie par delà, qui n’aura pas les mêmes couleurs.

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