La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

320 La Folie - Je n’ai pas inventé beaucoup ... murmura Blanchonval. - Est-ce que te inventes ? rugit Marka. Tu es l’ordre, toi ; la convenance. Si tu n’étais pas mon contraire, aurais-je de l’amitié pour toi ?... Ne t’inquiète pas. Nous aurons le désordre et l’inconvenance ... On entendit un choeur de voix dans l’antichambre. - Et moi qui ne suis pas encore en pyjama ! Une surprise, mon pyjama... Maman ! Esther ! Un rasoir ! Mon pyjama ! Avant de s’enfuir, Marka ouvrit un tiroir : - Tiens ! Des extenseurs ! Amuse-toi à tirer sur les ficelles. Cela vient directement de Suède. Ne tire pas trop. Tu les casserais. Elles font partie de mon numéro ! Aristide, en s’enfuyant, eut un regard de tigre, à la dérobée. Blanchonval était si naïvement stupéfait que le tigre en miaula de plaisir : - J’ai de l’amitié pour toi, Blanchonval ! L’aquarium groupe après groupe, s’emplissait de pyjamas. Des japonais d’origine introduisaient sans mot dire et désignaient les salons. Depuis des années, on jasait de ces soirées planétaires. Elles avaient leurs légendes. Des orgies, disaient les uns. Des sauteries de rien du tout, disaient les autres. De la mascarade dans le mauvais goût de l’internat ou des Beaux-Arts! Une ruse pour se dispenser de recevoir, comme Marka aurait dû recevoir !... Les rares initiés, ceux qui avouaient, ajoutaient au scandale par leurs mines et leurs mystères. « Qu’il m’invite, s’il ose ! Je refuse.» C’était la commune voix. On ne risquait pas grand chose à cet héroïque refus ; à part quelques compagnons de catch ou de piscine, il était constant qu’Aristide Marka n’invitait personne. Et puis, tout à coup, ce monstre de fourreur qui invite, qui invite ! Comme si l’on allait accepter ses invitations ! « Vous acceptez ? Vous irez en pyjama ?... Il est vrai qu’il y a pyjama et pyjama ... Vous me donnez une idée ... Si j’acceptais, on verrait ce que peut être un pyjama. Si je m’en mêle ... Mais il est peu probable que j’accepte ...» Bref, vers dix heures du soir, il y avait foule, sur le trottoir du boulevard Raspail, à s’ébahir de ce Tout-Paris nippon, ou tout comme, que l’illustre fourreur costumait à sa fantaisie. « Je les ferai grouiller dans l’aquarium» avait dit Marka à Madame Esther. Les arrivants demandaient : « Et Marka ?» L’aquarium grouillait déjà ; Marka était toujours invisible. De petits orchestres, ça et là. Des lumières étudiées. Impossible d’affirmer d’où venait la lumière, d’où la musique. C’était peut-être 1e saxo-ténor qui irradiait des cercles verts et mauves. On flottait plus qu’on

L’Apocalypse 321 ne marchait dans un milieu indéfinissable, qui était langueur, pénombre rose, tiédeur citron, avec des remous de fraîcheur montagnarde et des ruisseaux d’harmonica. Les couleurs, les parfums, les musiques souriaient du même sourire, et tous les arrivants dès qu’ils arrivaient ; celui des Japonais sans doute, bronze et sourire, qui s’empressaient, qui proposaient, sirops, apéritifs, cocktails ; on avait beau répondre par les noms les plus baroques, en toutes les langues, ces magiciens comprenaient tout, apportaient tout. « Vous m’aviez dit que vous n’accepteriez pas... - Je ne suis venu que pour mon pyjama ...» De vrai, c’était comme un concours de pyjamas, du cocasse au grave, du plaisant au bouffon. Un tragédien d’écran sinon de tragédie, superbe dans la pourpre d’un pyjama brodé d’or, parcourait les salles, sa tête au-dessus des têtes, composant le rictus de la fatuité tragique au sourire planétaire. À chaque salle, il s’écriait : - Où sont les voyous ? Marka m’avait promis des voyous. Sommes-nous chez Marka ? J’ai dû me tromper d’étage ... Et le harem de Caucasie ? Marka m’avait promis des Caucasiennes ... Un haut-parleur se gratta la gorge. « Allô ! Allô !» Et le tragédien, dont le succès, d’une salle à l’autre, poussait la verve, gratta sa gorge lui aussi et haut-parla, de sa tête au-dessus des têtes. - Allô ! Allô ! fit le tragédien. Ici, New York ! C’est Aristide Marka qui vous parle de New York. On applaudit. On susurra. Quel artiste, ce tragédien ! Et qui aurait joué la tragédie, si on la jouait encore ! Le haut-parleur, le véritable, se gratta de nouveau, s’érailla perdit la voix, tonitrua d’une voix énorme qui, à la rigueur, aurait pu être la voix de Dieu, mais non pas assurément celle d’un homme. On se bouchait les oreilles à la voix de Dieu. Par bonheur, Dieu régla sa voix, la modéra, et la voix de Dieu (qui l’est cru ?), une belle et chaude basse, était celle de Marka, qui disait : - Ici Aristide le voyou, dont le tragédien le plus habile ne saurait contrefaire la voix. Bonsoir au tragédien ! Bonsoir à tous ! Je ne suis pas à New York ; je suis boulevard Raspail, chez moi ! Applaudissements redoublés, tumultes. Le tragédien déclamait : « Une basse non pareille ! Un grand tragédien, s’il avait voulu.» Et perfide, sur un autre ton, seulement pour les voisins et voisines : « J’oubliais. Il paraît qu’il est plus fourré que ses fourrures. Une horreur ! La Muse tragique recrute plutôt chez les imberbes. Le voyez-vous en Hippolyte, notre fourreur ! Ou en Tarzan ! Le cinéma surtout a des exigences : Le gros plan ne pardonne pas...» On fit taire le tragédien pour écouter Marka ; tous, le nez au plafond, comme si Marka devait descendre des corniches.

L’Apocalypse 321<br />

ne marchait dans un milieu indéfinissable, qui était langueur, pénombre<br />

rose, tiédeur citron, avec des remous de fraîcheur montagnarde et des<br />

ruisseaux d’harmonica. Les couleurs, les parfums, les musiques souriaient<br />

du même sourire, et tous les arrivants dès qu’ils arrivaient ; celui des Japonais<br />

sans doute, bronze et sourire, qui s’empressaient, qui proposaient,<br />

sirops, apéritifs, cocktails ; on avait beau répondre par les noms les plus<br />

baroques, en toutes les langues, ces magiciens comprenaient tout, apportaient<br />

tout. « Vous m’aviez dit que vous n’accepteriez pas... - Je ne suis<br />

venu que pour mon pyjama ...»<br />

De vrai, c’était comme un concours de pyjamas, du cocasse au<br />

grave, du plaisant au bouffon. Un tragédien d’écran sinon de tragédie,<br />

superbe dans la pourpre d’un pyjama brodé d’or, parcourait les salles, sa<br />

tête au-dessus des têtes, composant le rictus de la fatuité tragique au sourire<br />

planétaire. À chaque salle, il s’écriait :<br />

- Où sont les voyous ? Marka m’avait promis des voyous.<br />

Sommes-nous chez Marka ? J’ai dû me tromper d’étage ... Et le harem de<br />

Caucasie ? Marka m’avait promis des Caucasiennes ...<br />

Un haut-parleur se gratta la gorge. « Allô ! Allô !» Et le tragédien,<br />

dont le succès, d’une salle à l’autre, poussait la verve, gratta sa gorge lui<br />

aussi et haut-parla, de sa tête au-dessus des têtes.<br />

- Allô ! Allô ! fit le tragédien. Ici, New York ! C’est Aristide<br />

Marka qui vous parle de New York.<br />

On applaudit. On susurra. Quel artiste, ce tragédien ! Et qui aurait<br />

joué la tragédie, si on la jouait encore !<br />

Le haut-parleur, le véritable, se gratta de nouveau, s’érailla perdit la<br />

voix, tonitrua d’une voix énorme qui, à la rigueur, aurait pu être la voix<br />

de Dieu, mais non pas assurément celle d’un homme. On se bouchait les<br />

oreilles à la voix de Dieu. Par bonheur, Dieu régla sa voix, la modéra, et<br />

la voix de Dieu (qui l’est cru ?), une belle et chaude basse, était celle de<br />

Marka, qui disait :<br />

- Ici Aristide le voyou, dont le tragédien le plus habile ne<br />

saurait contrefaire la voix. Bonsoir au tragédien ! Bonsoir à tous ! Je ne<br />

suis pas à New York ; je suis boulevard Raspail, chez moi !<br />

Applaudissements redoublés, tumultes. Le tragédien déclamait : «<br />

Une basse non pareille ! Un grand tragédien, s’il avait voulu.» Et perfide,<br />

sur un autre ton, seulement pour les voisins et voisines : « J’oubliais. Il<br />

paraît qu’il est plus fourré que ses fourrures. Une horreur ! <strong>La</strong> Muse tragique<br />

recrute plutôt chez les imberbes. Le voyez-vous en Hippolyte, notre<br />

fourreur ! Ou en Tarzan ! Le cinéma surtout a des exigences : Le gros<br />

plan ne pardonne pas...»<br />

On fit taire le tragédien pour écouter Marka ; tous, le nez au plafond,<br />

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