La Folie - MML Savin
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276 La Folie savait qu’il n’écrirait pas. Le Lundi 10 : Il y a un Jacques dans mon coeur. Est-ce toi Jacques ? Où es-tu ? Le 11 : J’ai de la peine. Elle n’avait pu écrire que cela, tant elle avait de peine. Elle s’était promis de ne plus aller à la fenêtre ; en gros, elle était fidèle à sa promesse. Si elle allait, c’était pour revenir aussitôt. Elle ne pleurait pas à la fenêtre, mais les coudes sur la table, devant le bloc-notes. Le 12, elle n’avait rien écrit. « J’ai eu tort de ne pas lui écrire que je devais partir le 13 ; que je n’avais pas trouvé une excuse à peu près valable pour lâcher mes camarades, au dernier moment ; que Pa n’aurait rien compris si j’avais refusé ce grand honneur. Et c’est bien de l’honneur, pour une petite violoncelliste, qu’une tournée à travers l’Espagne en compagnie de ses professeurs et de quelques camarades ! Si j’avais écrit, Jacques certainement serait revenu avant mon départ ...» L’incertitude redoublait les larmes. « Pleure toutes tes larmes ici, se disait Ilse. Que le Professeur ne s’aperçoive pas que j’ai pleuré. Il croirait que je pleure à cause de ces bruits de guerre ; il s’interdirait d’en parler devant moi et cela le soulage de parler. C’est bien aussi l’idée de la guerre qui me fait pleurer ... » Un peu la fenêtre, un peu l’idée. Elle sentait de la menace partout. « Jacques et mon père à la guerre, que ferai-je ? Je m’engagerai dans la Croix-Rouge. Je serai moins seule si je sers, si je participe au danger.» Assise dans l’ombre, regardant l’ombre devant elle, elle disait encore : « Perdre Jacques. Que je suis sotte d’être jalouse ! S’il me fallait choisir : le perdre en le donnant ... Ou le perdre ... Apprendre indirectement, par une lettre de mon père, que Jacques ... Une tache d’huile sur l’océan, et l’on avertit la famille. Je ne suis pas de sa famille. Je ne suis pas sa femme ...» La cérémonie du haut-de-forme et du paillasson était déjà une scène qui s’était jouée dans un autre monde, un peu d’âcre fumée au-dessus d’une soupe au charbon. « Quand on part à la guerre, est-ce que l’on songe à se marier ? Ou bien ... c’est qu’il faut avoir de pressantes raisons pour y songer.» Ilse, ployée en deux, comme si l’autre la ployait et pesait sur elle, les coudes aux genoux, les mains sur les oreilles, écoutait la musique de son sang, une sourde et nocturne musique, comme un galop de ballade allemande. Quel aigle noir planait sur Ilse ? Il n’y avait donc plus de lumière, là-haut, dans le ciel d’amour et de musique, où les voix qui s’envolent l’une après autre se retrouvent au-delà de notre lumière ? « Ce n’est pas une musique, se disait Ilse, ni un galop, ni une ballade allemande, c’est mon sang. Le tourbillon caché, qui est moi, comme Jacques est un tourbillon de sang. J’ai mordu son poignet pour voir son sang. On
L’Aigle noir 277 finirait par croire que les garçons ne sont pas du sang, qu’ils sont des sortes de dieux. Et comme ils ont peur, quand ils le voient ! Que d’histoires pour une égratignure ! Ils disent qu’ils le donnent ; ils le donneront sans l’avoir vu. Une fille sait qu’elle est fille à partir du jour où elle a vu. Au temps de l’ogresse bavaroise, la première fois, je n’ai pas eu peur. C’était autre chose que de la peur. Mon père avait mis tant de précaution et de délicatesse à m’instruire peu à peu de tout cela, l’ogresse aussi, qui était si bonne. Mais voir, ce fut un autre savoir, comme un enfant, qui ne saurait pas ce qu’est la mort, et brusquement il comprendrait qu’il est en train de mourir. Et encore ! Je devine que le mourant ne vit pas sa mort. Il lutte contre, jusqu’au bout, i1 refuse de recevoir le mot de passe. S’il le reçoit, ce ne peut être que dans la mort. Mais une fille reçoit le mot de passe, qui la fait une fille d’entre les filles. La géante bavaroise savait ce que toute la science et la bonté de mon père ne pouvaient pas savoir. Un secret qui nous isole entre nous pour toujours. On nous accuse d’être secrètes. C’est que nous avons un secret.» L’ombre de l’aigle noir descendait lentement sur Ilse. La tête sur les genoux, pour mieux écouter sa vie et son sang, source de vie, tourbillon de sang, ses deux nattes ruisselant d’elle devant elle. Une source rêverait-elle d’arrêter la montée des profondeurs ? Ce n’est pas la source qui invente son eau profonde. Elle n’est qu’une source. Elle communique. Elle obéit. Elle participe aux pluies, aux nuages, aux marées lointaines, aux caprices sans caprice des torrents souterrains. Elle entend le grondement des eaux dans les cavernes de la terre, et voici l’eau bienheureuse ; mais si l’eau s’enfuit, tourbillonne dans les profondeurs, creusant des lacs et des fleuves, construisant des îles, que peu la source ? Ce n’est pas elle qui commande aux vents et aux nuages. Elle écoute, elle interroge la profondeur, comme Ilse interroge sa vie et son sang, le secret de son secret de fille. L’aigle noir sans doute a surpris le secret. C’est pour cela que son ombre est si noire, mais elle n’a pas plus d’ombre que la profondeur. Il allait saisir de ses griffes le cou, la poitrine, le coeur, toute la profondeur. « Ne plus pleurer » s’écria Ilse, s’échappant des griffes, comme elle avait dit : « ne plus aller à la fenêtre.» Rien de plus facile que d’échapper à l’ombre en rallumant les lampes ; et se baigner les yeux, se refaire un peu de frimousse (« Vous n’avez pas bonne mine, Mademoiselle Ilse... Pourtant, vous n’êtes pas malade ...») L’ombre de la profondeur se cache comme un secret dans la profondeur. Monsieur le Professeur n’en verra rien. À descendre, à remonter si vite chez le Professeur, Ilse se rosit de vrai rose les joues. Elle ne brûle pas la soupe au lait, qui n’est pas indigne
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finirait par croire que les garçons ne sont pas du sang, qu’ils sont des sortes<br />
de dieux. Et comme ils ont peur, quand ils le voient ! Que d’histoires<br />
pour une égratignure ! Ils disent qu’ils le donnent ; ils le donneront sans<br />
l’avoir vu. Une fille sait qu’elle est fille à partir du jour où elle a vu. Au<br />
temps de l’ogresse bavaroise, la première fois, je n’ai pas eu peur. C’était<br />
autre chose que de la peur. Mon père avait mis tant de précaution et de<br />
délicatesse à m’instruire peu à peu de tout cela, l’ogresse aussi, qui était<br />
si bonne. Mais voir, ce fut un autre savoir, comme un enfant, qui ne saurait<br />
pas ce qu’est la mort, et brusquement il comprendrait qu’il est en<br />
train de mourir. Et encore ! Je devine que le mourant ne vit pas sa mort. Il<br />
lutte contre, jusqu’au bout, i1 refuse de recevoir le mot de passe. S’il le<br />
reçoit, ce ne peut être que dans la mort. Mais une fille reçoit le mot de<br />
passe, qui la fait une fille d’entre les filles. <strong>La</strong> géante bavaroise savait ce<br />
que toute la science et la bonté de mon père ne pouvaient pas savoir. Un<br />
secret qui nous isole entre nous pour toujours. On nous accuse d’être secrètes.<br />
C’est que nous avons un secret.»<br />
L’ombre de l’aigle noir descendait lentement sur Ilse. <strong>La</strong> tête sur<br />
les genoux, pour mieux écouter sa vie et son sang, source de vie, tourbillon<br />
de sang, ses deux nattes ruisselant d’elle devant elle. Une source rêverait-elle<br />
d’arrêter la montée des profondeurs ? Ce n’est pas la source<br />
qui invente son eau profonde. Elle n’est qu’une source. Elle communique.<br />
Elle obéit. Elle participe aux pluies, aux nuages, aux marées lointaines,<br />
aux caprices sans caprice des torrents souterrains. Elle entend le<br />
grondement des eaux dans les cavernes de la terre, et voici l’eau bienheureuse<br />
; mais si l’eau s’enfuit, tourbillonne dans les profondeurs, creusant<br />
des lacs et des fleuves, construisant des îles, que peu la source ? Ce n’est<br />
pas elle qui commande aux vents et aux nuages. Elle écoute, elle interroge<br />
la profondeur, comme Ilse interroge sa vie et son sang, le secret de<br />
son secret de fille. L’aigle noir sans doute a surpris le secret. C’est pour<br />
cela que son ombre est si noire, mais elle n’a pas plus d’ombre que la<br />
profondeur. Il allait saisir de ses griffes le cou, la poitrine, le coeur, toute<br />
la profondeur. « Ne plus pleurer » s’écria Ilse, s’échappant des griffes,<br />
comme elle avait dit : « ne plus aller à la fenêtre.»<br />
Rien de plus facile que d’échapper à l’ombre en rallumant les lampes<br />
; et se baigner les yeux, se refaire un peu de frimousse (« Vous<br />
n’avez pas bonne mine, Mademoiselle Ilse... Pourtant, vous n’êtes pas<br />
malade ...») L’ombre de la profondeur se cache comme un secret dans la<br />
profondeur. Monsieur le Professeur n’en verra rien.<br />
À descendre, à remonter si vite chez le Professeur, Ilse se rosit de<br />
vrai rose les joues. Elle ne brûle pas la soupe au lait, qui n’est pas indigne