La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

272 La Folie Cela avait servi si souvent depuis l’an Quatorze que cela pouvait encore servir. Ces drapeaux un peu fanés ont ceci de bon que leurs couleurs ne réveillent plus personne. « Tous les vieux acteurs sont prêts, historiens et prêcheurs d’Académie, à l’exception de quelques pontes de jadis spécialisés dans l’ode patriotique, l’insulte et le tintamarre ; les maréchaux et généraux comme éternels, les ambassadeurs inamovibles, les anciens combattants, les rallumeurs de flamme. tout un musée de figures de cire, un cérémonial mécanique, dont il suffit de remonter la mécanique une ou deux fois par an pour déclencher le défilé des marionnettes, les discours et les fanfares. Ce vieux pays avait la chance d’être le pays des vieux, vieilles gloires et vieilles victoires, toutes les vieilleries ensemble. Louis Quatorze et Robespierre, Voltaire et Jeanne d’Arc, les Jésuites et les Jacobins, tous, si le clairon sonne, le petit doigt sur la couture du pantalon. Une seule recette, mais elle est bonne : sonner du clairon. Libres vous êtes, jusqu’au clairon, de ne pas lire, de ne pas écouter, de sourire ou de rire, de préférer le clavecin aux cuivres de la Marseillaise, la prière ou le tennis au spectacle des défilés. On trouvera toujours assez de badauds pour garnir les trottoirs. Monsieur le Président a pris l’habitude de redescendre son avenue, de l’Étoile à l’Élysée, saluant sans qu’on le salue. Le gouvernement se charge de saluer et de célébrer, son encens tricolore à toutes les gloires.» Ainsi méditait Jumièges sur les journaux repliés. « Ils nous feront entrer doucement dans la guerre. Un jour, nous serons dedans. Ce ne sera plus le tragique de l’An Quatorze. Comme une douce et lente mort précédée d’une agonie si longue, si paisible qu’on ne veut pas croire à la mort. Ces trois journées patriotiques, du 12 au 14, Saint-Séverin dirait que ce sont les saintes huiles. Le suaire est prêt, le corbillard retenu. Ils vont réciter les prières pour les agonisants, pendant que les Parisiens partiront en vacances.» Mais si l’on interrogeait Jumièges : « La guerre ? Mais non ! Les hommes ne sont pas si bêtes. Tout s’arrangera.» Caressant Minette sur ses genoux, il lui disait : « Tout est arrangé. Tout doit être décidé depuis Munich. Ce pauvre Daladier, quand on l’acclamait, il avait la figure d’un chirurgien que l’on félicite et qui n’ose pas dire que l’opéré est à la glacière ... Fournier, qui avait toujours un mot de Montesquieu pour s’éclairer la nature des choses, me rappellerait peut-être celui-ci, qui me garantit de la colère : Je plains les ministres. Les affaires sont grandes et les hommes sont petits. Le mot d’un homme qui serait bien embarrassé s’il était ministre. Ils décident de faire la guerre comme on décide de couper un membre, parce qu’on ne sait pas faire autre chose. Que ferais-je, si j’étais ministre ?..»

L’Aigle noir 273 Il trempait son porte-plume dans l’encrier, comme un vieil écolier qui n’en avait pas fini avec son porte-plume, mais il se remettait à songer sans rien écrire. « Je ne suis pas ministre. J’ai moins d’esprit que plusieurs d’entre eux, et si je menais la vie d’un ministre, je n’aurais plus d’esprit du tout. Mais il me semble qu’on pourrait faire autre chose, et sans tant d’esprit. Un ministre prépare la guerre et ne cesse de la préparer. C’est un cas à prévoir, et j’accuserais un ministre de ne pas prévoir le cas. Mais, à les entendre, préparer et faire, et gagner la guerre sont les seuls moyens de garder la paix... Si on évite la guerre comme à Munich, c’est afin de mieux la gagner, et la paix par la guerre. Que penserait-on d’un chirurgien qui ne soignerait ses malades que pour mieux les amputer ? On le poursuivrait devant les tribunaux. Le ministre qui ampute un pays de deux ou trois millions de jeunes hommes est honoré comme un César. C’est une fois de plus César ! Mais tous les Césars ensemble ne valent pas un bon chirurgien, toujours plus content de guérir sans opérer que d’opérer. Un ministre n’a pas à passer au front des troupes. Ce n’est pas un adjudant. Il ignore tout de cet honorable métier ; mais il ignore aussi le sien. Nous périrons de confusion. Comme je dis à mes élèves : commencez par la classification. » La classification (celles de Jumièges étaient célèbres) aurait pu le ramener à ce Traité des Champignons qu’il avait promis à son libraire pour la rentrée d’octobre, mais c’était de nouveau l’heure du journal. S’il n’avait pas craint de déranger Moser et sa fille, il aurait frappé à leur porte tous les soirs. - Vous êtes seul, Moser ? - Ilse va revenir dans un instant. Elle s’ennuie de son Jacques. C’est le grand jeune homme, qui joue de la flûte ... Un fils de héros. J’ai connu son père aux zouaves. Quel zouave ! Jacques est comme un frère pour Ilse. Ces jours-ci, il est dans sa famille. Ilse en profite pour mettre un peu d’ordre dans les armoires de Jacques, au quatrième. Les femmes ont inventé l’ordre du ménage comme un remède aux idées noires. S’il y avait la guerre, Ilse serait toute seule. Elle n’en dit rien. Que voulez-vous dire? Cela ne l’empêche pas de penser. Alors, en petite femme qu’elle est, elle range, et elle classe. - Tout commence aux classifications ! répétait Jumièges. En attendant la ménagère, les deux hommes s’essayaient à classer les idées et les nouvelles. - Je reçois tous les jours des lettres d’Allemagne, disait Moser. L’estime la plus cordiale, la rigueur, l’objectivité, c’est toujours la vieille Allemagne. S’il n’y avait pas l’autre ... Et même l’autre ! Des

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

Cela avait servi si souvent depuis l’an Quatorze que cela pouvait encore<br />

servir. Ces drapeaux un peu fanés ont ceci de bon que leurs couleurs ne<br />

réveillent plus personne. « Tous les vieux acteurs sont prêts, historiens et<br />

prêcheurs d’Académie, à l’exception de quelques pontes de jadis spécialisés<br />

dans l’ode patriotique, l’insulte et le tintamarre ; les maréchaux et<br />

généraux comme éternels, les ambassadeurs inamovibles, les anciens<br />

combattants, les rallumeurs de flamme. tout un musée de figures de cire,<br />

un cérémonial mécanique, dont il suffit de remonter la mécanique une ou<br />

deux fois par an pour déclencher le défilé des marionnettes, les discours<br />

et les fanfares. Ce vieux pays avait la chance d’être le pays des vieux,<br />

vieilles gloires et vieilles victoires, toutes les vieilleries ensemble. Louis<br />

Quatorze et Robespierre, Voltaire et Jeanne d’Arc, les Jésuites et les Jacobins,<br />

tous, si le clairon sonne, le petit doigt sur la couture du pantalon.<br />

Une seule recette, mais elle est bonne : sonner du clairon. Libres vous<br />

êtes, jusqu’au clairon, de ne pas lire, de ne pas écouter, de sourire ou de<br />

rire, de préférer le clavecin aux cuivres de la Marseillaise, la prière ou le<br />

tennis au spectacle des défilés. On trouvera toujours assez de badauds<br />

pour garnir les trottoirs. Monsieur le Président a pris l’habitude de redescendre<br />

son avenue, de l’Étoile à l’Élysée, saluant sans qu’on le salue. Le<br />

gouvernement se charge de saluer et de célébrer, son encens tricolore à<br />

toutes les gloires.»<br />

Ainsi méditait Jumièges sur les journaux repliés. « Ils nous feront<br />

entrer doucement dans la guerre. Un jour, nous serons dedans. Ce ne sera<br />

plus le tragique de l’An Quatorze. Comme une douce et lente mort précédée<br />

d’une agonie si longue, si paisible qu’on ne veut pas croire à la mort.<br />

Ces trois journées patriotiques, du 12 au 14, Saint-Séverin dirait que ce<br />

sont les saintes huiles. Le suaire est prêt, le corbillard retenu. Ils vont réciter<br />

les prières pour les agonisants, pendant que les Parisiens partiront en<br />

vacances.»<br />

Mais si l’on interrogeait Jumièges : « <strong>La</strong> guerre ? Mais non ! Les<br />

hommes ne sont pas si bêtes. Tout s’arrangera.» Caressant Minette sur<br />

ses genoux, il lui disait : « Tout est arrangé. Tout doit être décidé depuis<br />

Munich. Ce pauvre Daladier, quand on l’acclamait, il avait la figure d’un<br />

chirurgien que l’on félicite et qui n’ose pas dire que l’opéré est à la glacière<br />

... Fournier, qui avait toujours un mot de Montesquieu pour<br />

s’éclairer la nature des choses, me rappellerait peut-être celui-ci, qui me<br />

garantit de la colère : Je plains les ministres. Les affaires sont grandes et<br />

les hommes sont petits. Le mot d’un homme qui serait bien embarrassé<br />

s’il était ministre. Ils décident de faire la guerre comme on décide de<br />

couper un membre, parce qu’on ne sait pas faire autre chose. Que ferais-je,<br />

si j’étais ministre ?..»

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