La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

254 La Folie - J’ajoute, dit XXX, que ma gouvernante est sourde, que mon chauffeur est ivre, que le chien de garde n’aboie qu’à la lune, si toutefois elle est rousse. On ne saurait imaginer la paix de ces campagnes ! N’êtes-vous pas un ami de la paix ? Auriez-vous peur ? Et, contre la peur, versa de son fin cognac dans un verre-tulipe, qu’il tendit au visiteur. - Je vous laisse libre, fouillez et visitez. Ni pièges à loup, ni barrières électriques. La porte du fond du parc n’a qu’un loquet dérisoire. Je ne parle pas des inspecteurs : ils auraient trop peur. Le visiteur : - C’est vous ! Et c’est la raison de mon amitié pour vous. J’ai la carrure d’un fauve de mes fourrures. Vous avez de la carrure aussi, à votre manière. - Mais sans fourrure, dit XXX, qui humait un rien de cognac au fond de la tulipe de son verre. Et son petit rire, à peine un frémissement de narines, un rire à glacer le coeur, quand on n’avait pas tous les droits. Chacun à son cognac, pour le humer ou le déguster à profondeur de fauteuil, dans le silence du fumoir rouge et noir. Jean-Luc n’était que cette forme d’un garçon, enseveli dans la fourrure. Chez XXX, il était indécent de regarder sa montre ou de demander l’heure. Si l’on venait sans avoir à dire, qu’importait l’heure ? Et si l’on avait à dire (c’était souvent), XXX avait la patience ou la politesse de laisser tout le temps d’oser le dire. Marka le fourreur (car c’était le visiteur) huma et dégusta sans rien dire. À sa carrure, on ne pouvait point soupçonner Marka de ne pas oser ! La plupart de ses visites, à l’impromptu, n’étaient pas des prétextes mais des visites. Presque toujours, il s’informait : « Nous sommes seuls ? » Il voulait dire : sans champion de tennis ou de boxe, ou d’électronique, sans aucun de ceux dont XXX disait d’un ton neutre, quel que soit leur âge : « Vous verrez. C’est un garçon intéressant.» Marka avait été pris au piège quelquefois, la patte seulement, mais s’en léchait encore la patte en maugréant : « Je me contrebrosse des Prix Nobel, des alpinistes congelés. Je préfère les boxeurs, mais pour boxer ! Et puis, c’est vous qui m’intéressez.» Un jour, il s’était trouvé nez à nez avec une sorte de pantin femelle sans forme avouable, incrustée de pierres précieuses comme une idole, qui avait confondu Goya et Rubens dans le feu de ses admirations intempestives. Le fauve avait sorti ses griffes. On avait bien compris qu’il pouvait être dangereux. Depuis, quand XXX répondait : « Nous serons seuls », cela signifiait qu’il n’y avait que Jean-Luc, sur le divan, Et si, par ha-

Roi, Dame, Valet 255 sard, Jean-Luc s’était réveillé, rien de plus vif, de plus d’esprit, rien de moins idole incrustée que ce Jean-Luc, qui n’avait point escaladé l’Himalaya, qui n’avait pas de découvertes géographiques, électroniques ou historiques à soutenir, qui n’avait qu’une mèche et un nez, et ce n’était que pour rire. Alors (un coussin de plus sur Jean-Luc) c’était des conversations à n’en plus finir. Marka aimait les idées, c’était son faible. XXX aussi, qui se figurait que les prix Nobel les aimaient, qui se fiait aux titres, comme si les titres garantissaient les idées. Les gens en place ont de ces naïvetés déconcertantes. - Savez-vous, disait Marka, que je n’ai pas mon certificat d’études ? À l’âge du certificat, je n’étais qu’un voyou. J’espère qu’il en reste quelque chose. Marka parlait en toutes les langues, comme les Apôtres après la Pentecôte. Il savait tout. Ce qui restait du voyou n’était pas le moins précieux, au jugement de Marka, qui devait avoir raison. XXX, prix d’excellence par excellence, lui aurait donné raison. C’était le voyou Marka, quand il dit à XXX : - Moi qui ne sais pas tirer les cartes, je vais vous tirer les cartes ! - Vous cachez vos talents ! répondit XXX. - L’occasion fait beaucoup plus que le savoir, fit Marka. Celui qui n’a rien à dire ne dira rien. Aux cartes, comme partout. - Faut-il conclure que vous avez quelque chose à me dire ? - J’ai toujours beaucoup à dire ! Je vois et je couche tant ! J’enregistre ce que je vois. Je médite quand je couche. XXX eut son petit rire d’une ou deux narines. Si XXX couchait, avec qui couchait, c’était un des problèmes du Tout-Paris, celui des Prix, des champions et des idoles incrustées. Il était indéniable qu’il enregistrait et qu’il méditait, même sans coucher ni voir. Sans doute voyait-on et couchait-on pour lui (du moins où il fallait voir et coucher). À lui de coiffer et de réfléchir l’ample documentation au jour le jour que lui fournissaient les fidèles de son service. XXX, son verre-tulipe aux doigts : - La République a mille grâces à vous rendre, mon cher. Coucher pour l’instruire, c’est de l’héroïsme républicain. Au cas où je coucherais, c’est un cas, je ne coucherais que pour mon plaisir. Je respecte la République. Je la défends. Mais tant de choses me séparent de la République ! - N’êtes-vous pas le gardien de la République ? - Gardien, je veux bien. C’est un métier comme un autre. Mais vous, si ma mémoire est bonne, vous êtes Protecteur : c’est un degré

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

- J’ajoute, dit XXX, que ma gouvernante est sourde, que<br />

mon chauffeur est ivre, que le chien de garde n’aboie qu’à la lune, si toutefois<br />

elle est rousse. On ne saurait imaginer la paix de ces campagnes !<br />

N’êtes-vous pas un ami de la paix ? Auriez-vous peur ?<br />

Et, contre la peur, versa de son fin cognac dans un verre-tulipe,<br />

qu’il tendit au visiteur.<br />

- Je vous laisse libre, fouillez et visitez. Ni pièges à loup,<br />

ni barrières électriques. <strong>La</strong> porte du fond du parc n’a qu’un loquet dérisoire.<br />

Je ne parle pas des inspecteurs : ils auraient trop peur.<br />

Le visiteur :<br />

- C’est vous ! Et c’est la raison de mon amitié pour vous.<br />

J’ai la carrure d’un fauve de mes fourrures. Vous avez de la carrure aussi,<br />

à votre manière.<br />

- Mais sans fourrure, dit XXX, qui humait un rien de cognac<br />

au fond de la tulipe de son verre.<br />

Et son petit rire, à peine un frémissement de narines, un rire à glacer<br />

le coeur, quand on n’avait pas tous les droits. Chacun à son cognac, pour<br />

le humer ou le déguster à profondeur de fauteuil, dans le silence du fumoir<br />

rouge et noir. Jean-Luc n’était que cette forme d’un garçon, enseveli<br />

dans la fourrure. Chez XXX, il était indécent de regarder sa montre ou de<br />

demander l’heure. Si l’on venait sans avoir à dire, qu’importait l’heure ?<br />

Et si l’on avait à dire (c’était souvent), XXX avait la patience ou la politesse<br />

de laisser tout le temps d’oser le dire.<br />

Marka le fourreur (car c’était le visiteur) huma et dégusta sans rien<br />

dire. À sa carrure, on ne pouvait point soupçonner Marka de ne pas oser !<br />

<strong>La</strong> plupart de ses visites, à l’impromptu, n’étaient pas des prétextes mais<br />

des visites. Presque toujours, il s’informait : « Nous sommes seuls ? » Il<br />

voulait dire : sans champion de tennis ou de boxe, ou d’électronique, sans<br />

aucun de ceux dont XXX disait d’un ton neutre, quel que soit leur âge :<br />

« Vous verrez. C’est un garçon intéressant.» Marka avait été pris au<br />

piège quelquefois, la patte seulement, mais s’en léchait encore la patte en<br />

maugréant : « Je me contrebrosse des Prix Nobel, des alpinistes congelés.<br />

Je préfère les boxeurs, mais pour boxer ! Et puis, c’est vous qui m’intéressez.»<br />

Un jour, il s’était trouvé nez à nez avec une sorte de pantin femelle<br />

sans forme avouable, incrustée de pierres précieuses comme une idole,<br />

qui avait confondu Goya et Rubens dans le feu de ses admirations intempestives.<br />

Le fauve avait sorti ses griffes. On avait bien compris qu’il pouvait<br />

être dangereux. Depuis, quand XXX répondait : « Nous serons seuls<br />

», cela signifiait qu’il n’y avait que Jean-Luc, sur le divan, Et si, par ha-

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