La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

24 La Folie un discours. Ou même, ce n’était ni bonjour ni bonsoir, mais le doigt à la tempe, qui disait tout. C’était alors la couleur de la pivoine, jamais la même, qui était si parlante. Quatre au cinq ans à peu près que le Colonel, après un « Nestor !» à pleine voix, qui n’était pas une parole mais un ordre, s’était contenté de mener Nestor au platane de gauche devant la façade et lui remit un sac où il y avait des choses à planter. Nestor planta, devant les fenêtres de gauche, dans un peu de terre à planter. La chose, au printemps, poussa, fit de la feuille et de la tige de longs boutons serrés comme des coquillages, d’un vert à peine vert. La chose monta, monta, comme s’il était indigne d’elle de fleurir trop bas, fière, presque insolente, et ne s’encombrant pas d’un fatras de feuilles à n’en rien faire, soucieuse seulement de ces longs boutons de plus en plus longs et serrés qui, une nuit de la fin juin, tout d’un coup se desserrèrent : c’était des lys. Des glaïeuls un peu partout dans le jardin, à l’état sauvage. Du rose ou du rouge d’amour parmi des épées. C’était peut-être du glaïeul d’origine, que l’architecte avait choisi, quand il avait construit pour l’amour et pour la guerre. Mais point de lys, la fleur des rois et des reines, la gloire des écus et des cortèges, le blanc sans reproche, le drapeau du roi. L’architecte n’aurait pas osé. Folie, douce demeure, parmi les haies vives et les bosquets de la plaine, coquelicots et champs de blé, où délacer la cuirasse et poser le casque, et faire l’amour en oubliant la guerre. Nestor, qui avait autant d’observation que la Langouste, et quelque chose davantage, qui procédait de l’ombre et du coeur, ne fut pas sans observer que le Colonel lui avait dit (si c’était dire) de planter les lys, juste après l’apparition, sur le quart de queue, d’un portrait ou d’un visage. Nestor, au juin qui suivit, caressait un lys au jardin, vite, allait au portrait, et caressait, revenait au lys. Quel visage de la fleur ! Car le lys avait un visage, une soie blanche, une sorte de regard, un parfum à s’en jeter par terre, pour adorer. Nestor indistinctement adorait la fleur et le visage du portrait. Le visage aurait eu le même parfum que la fleur, à rendre fou Nestor. Il reconnaissait ; il humait, à larges narines de chair, des souvenirs d’autres parfums, qui avaient gonflé son coeur de garçon noir, là-bas, quand il n’était qu’un garçon noir. Les filles, sur leur peau de soie, avaient de ces parfums qui rendent fous. Si bien qu’en écrasant les filles, on respirait, on adorait les fleurs. Comme on dévorait les filles, on aurait pu dévorer les fleurs. Mais un lys ? On se prosternerait pour adorer. Écraser, dévorer, on aurait eu peur. Nestor, entre lys et portrait, chantait, ou sa

Ténor et Guitare 25 guitare le chantait : « Lys ou demoiselle, ce n’est pas de l’amour pour le pauvre Nestor.» À chaque juin depuis quatre ans, c’était toujours les mêmes lys, de leur parfum royal au ciel d’étoiles ; la fille, aussi blanche, aussi royale. Nestor, mercredi et vendredi, soufflait d’amour sur le verre du cadre, embrassait le verre, astiquait, embrassait, posait le cadre sur le quart de queue. Garde à toi, Nestor. Mais Nestor se garde. Même d’apporter des lys, dans un vase, quand il porte un vase de fleurs en offrande. Il n’apporte que des glaïeuls. Ce matin du 25, lys ouverts de la nuit, Nestor, qui apportait une gerbe de glaïeuls (Nestor, prends garde !) n’entendit le Colonel qu’à la porte du salon. Trop tard ! Entra, suivi du Colonel, et, de doigts déliés, délia la gerbe dans un vase, sur un guéridon. Rien, de la nuque au talon, ne disait : « Mon Colonel. » - Nestor ! Et Nestor ne fut point un Nestor électrocuté, au garde-à-vous. - Mon Colonel, dit Nestor. - Des fleurs toujours, dit le Colonel. - Les fleurs sont des regards, tu le sais bien, mon Colonel. Le regard du portrait attendait l’hommage des lys, rien de plus clair. - Pourquoi pas des lys ? dit le Colonel. - Nestor est trop peu de chose, répondit Nestor, ce n’est pas lui qui couperait la tête à des lys. - Bon cela, bon, fit le Colonel, se tirant l’index. Ton regard à toi reconnaîtrait le visage du portrait ? Le Colonel, qui n’avait rien dit, s’avisa toutefois qu’il aurait pu le dire. Regarde, Nestor, dit le Colonel, regarde. Nestor avait le portrait devant les yeux, même s’il ne regardait pas. Regardant sans regarder : - Moi je vois, moi je vois !.. Il voyait. - Rien de plus simple alors. Au train de 18 h. 27, tu la verras, la salueras, lui diras que tu viens de la part du Colonel, lui prendras sa valise. La conduiras. C’était si simple. Les lys devant la façade, à gauche, de la part du Colonel. Les platanes tout neufs, coupés de l’an dernier, de sa part, comme la chambre, à gauche, de sa part ; une chambre où tout était Régence, cuirasses et carquois, d’amour et de guerre, mais sans amour ni guerre. Un amour se balançait à la pendule. Ce n’était qu’un amour de pendule. Que d’amour ! « L’amour, ce n’est pas tous ces petits bons-

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guitare le chantait : « Lys ou demoiselle, ce n’est pas de l’amour pour le<br />

pauvre Nestor.»<br />

À chaque juin depuis quatre ans, c’était toujours les mêmes lys, de<br />

leur parfum royal au ciel d’étoiles ; la fille, aussi blanche, aussi royale.<br />

Nestor, mercredi et vendredi, soufflait d’amour sur le verre du cadre, embrassait<br />

le verre, astiquait, embrassait, posait le cadre sur le quart de<br />

queue. Garde à toi, Nestor. Mais Nestor se garde. Même d’apporter des<br />

lys, dans un vase, quand il porte un vase de fleurs en offrande. Il<br />

n’apporte que des glaïeuls.<br />

Ce matin du 25, lys ouverts de la nuit, Nestor, qui apportait une<br />

gerbe de glaïeuls (Nestor, prends garde !) n’entendit le Colonel qu’à la<br />

porte du salon. Trop tard ! Entra, suivi du Colonel, et, de doigts déliés,<br />

délia la gerbe dans un vase, sur un guéridon. Rien, de la nuque au talon,<br />

ne disait : « Mon Colonel. »<br />

- Nestor ! Et Nestor ne fut point un Nestor électrocuté, au<br />

garde-à-vous.<br />

- Mon Colonel, dit Nestor.<br />

- Des fleurs toujours, dit le Colonel.<br />

- Les fleurs sont des regards, tu le sais bien, mon Colonel.<br />

Le regard du portrait attendait l’hommage des lys, rien de plus<br />

clair.<br />

- Pourquoi pas des lys ? dit le Colonel.<br />

- Nestor est trop peu de chose, répondit Nestor, ce n’est<br />

pas lui qui couperait la tête à des lys.<br />

- Bon cela, bon, fit le Colonel, se tirant l’index. Ton regard<br />

à toi reconnaîtrait le visage du portrait ? Le Colonel, qui n’avait rien dit,<br />

s’avisa toutefois qu’il aurait pu le dire. Regarde, Nestor, dit le Colonel,<br />

regarde.<br />

Nestor avait le portrait devant les yeux, même s’il ne regardait pas.<br />

Regardant sans regarder :<br />

- Moi je vois, moi je vois !.. Il voyait.<br />

- Rien de plus simple alors. Au train de 18 h. 27, tu la verras,<br />

la salueras, lui diras que tu viens de la part du Colonel, lui prendras<br />

sa valise. <strong>La</strong> conduiras.<br />

C’était si simple. Les lys devant la façade, à gauche, de la part du<br />

Colonel. Les platanes tout neufs, coupés de l’an dernier, de sa part,<br />

comme la chambre, à gauche, de sa part ; une chambre où tout était Régence,<br />

cuirasses et carquois, d’amour et de guerre, mais sans amour ni<br />

guerre. Un amour se balançait à la pendule. Ce n’était qu’un amour de<br />

pendule. Que d’amour ! « L’amour, ce n’est pas tous ces petits bons-

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