25.06.2013 Views

La Folie - MML Savin

La Folie - MML Savin

La Folie - MML Savin

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Le grand amour 243<br />

Il était vrai qu’il avait cru reconnaître la silhouette de Blanchonval,<br />

que le vieux monsieur était un peu courbé, qu’il avait fait les cent pas (et<br />

combien de fois cent ?) jusqu’à neuf heures ; mais il ne les avait pas faits<br />

uniformément sur le trottoir d’en face. À minuit cinq, comme il se retournait<br />

au bout de cent pour une autre série de cent, à peine retourné il se<br />

retourna, longea les murs dans l’ombre de l’ombre, prit la première rue à<br />

droite, pestant d’avoir à la prendre, d’autant que cette rue à droite était<br />

une rue de clair de lune, sauf un liseré d’ombre à droite ; Aristide les<br />

pieds dans l’ombre mais la tête dans le clair de lune, un clair qui était si<br />

clair qu’on aurait pu lire son journal, et du pavé qui sonnait comme de<br />

l’argent de lune sous le pas ! Un renfoncement à l’ombre, comme un refuge<br />

inespéré, où Aristide se réfugia, juste au moment où passaient deux<br />

passants, rue Decrès, d’un trottoir à l’autre. Était-il dans son refuge quand<br />

ils débouchèrent ? Les deux passants inoffensifs, à n’en juger que par<br />

l’apparence ; l’un, qui était frêle et plus petit, sur le trottoir, le grand dans<br />

le caniveau, bavardaient comme on bavarde à longueur de nuit et de clair<br />

de lune, d’un trottoir à l’autre. De son refuge, Aristide pouvait entendre<br />

leurs voix, l’une qui riait, heureuse et raconteuse ; l’autre, sourde et fragile,<br />

lui répondait d’outre-tombe.<br />

Aristide, entre un tuyau d’arrosage et un chariot d’enfant, consultait<br />

sa montre, de temps en temps, dans le clair de lune. Minuit et quart. Un<br />

pas en avant dans la lune, deux en arrière ; les deux passants, silencieux,<br />

débouchaient en sens inverse. D’un trottoir à l’autre, ils reprirent leur bavardage.<br />

Comme si des bavards n’avaient pas le devoir de bavarder toujours<br />

! Le fauve aurait mordu le tuyau et déchiré la voiturette, s’il n’avait<br />

craint de signaler sa présence. Il n’avait même pas la place de tourner en<br />

rond dans ce refuge.<br />

À minuit vingt-cinq, les bavards ! Mais la voix qui riait, riait assez<br />

haut pour avertir du passage. Après quoi, le fauve, qui griffait les pavés<br />

de son refuge, se risqua le long du liseré d’ombre. À l’angle des deux<br />

rues, posté comme un guetteur, surveillant le dos des bavards et la porte<br />

de Catherine, il vit enfin les promeneurs, qui traversaient, qui continuaient<br />

leur promenade en direction de la rue de l’Ouest. Il revint à ses<br />

cent pas sur le trottoir. Vingt minutes ! Il n’en fallait pas davantage pour<br />

ruiner le réquisitoire. « Et s’ils m’ont reconnu, qu’auront-ils pensé ?» se<br />

disait Aristide, en posant la précieuse serviette sur son bureau, boulevard<br />

Raspail.<br />

Le rieur, qui était un peu myope, ne l’aurait ni vu ni reconnu. Mais<br />

un homme qui fut une ombre au pays des morts a des yeux plus accoutu-

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!