La Folie - MML Savin

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232 La Folie sage ; la lueur ne s’effaçait pas de son regard. Mais qui remarquerait cette lueur plus qu’une autre, si tout est d’océan dans les yeux d’un mousse ? Quand il revint du carré vers le Colonel, le mousse faillit ne pas annoncer comme sa coutume était de faire : « Monsieur le Maréchal est invité à se rendre au carré des officiers !» Le maréchal ne le regardant pas, le mousse eut le temps de se reprendre avant d’annoncer. En dépit de l’orange et des violettes, pouvait-il imaginer pareille détresse aux traits de son maréchal ? Monsieur le Maréchal, un pyjama sur la manche, regardait fixement le pyjama, un pyjama très ordinaire qui ne méritait pas cette fixité prolongée du regard. Le mousse, au garde-à-vous, indifférent comme s’il annonçait : « C’est des pyjamas que je m’amuse à couper, le dimanche, pour les pauvres de Saint Vincent de Paul.» L’initiative était heureuse en ce qui concernait le pluriel de ces pyjamas, car il devait y en avoir d’autres, moins heureuse à l’invention de Saint Vincent de Paul ; ce que sentit le mousse, qui ajouta, imperturbable : « elles sont à la page, les Soeurs !» Bien qu’il y eût un risque de tragique en ce pyjama, le mousse eut de la peine à se retenir de rire. « Stupide Aristide ! pensait le mousse. Quand il arrive il tire un pyjama de sa serviette, reprend la serviette sans le pyjama, et toujours un pyjama de sa serviette ! Combien doit-il avoir de pyjamas ?» Par chance, il ne mettait jamais de pyjama, tant il était glorieux de sa fourrure. Ils s’empilaient dans un placard, non dépliés. Une pile de pyjamas soigneusement pliée a moins de tragique qu’un pyjama déplié. « Je sais, je sais » fit le Colonel le regard fixe. Comment savait-il ? Catherine n’avait jamais soufflé mot des pyjamas ni des Soeurs de Saint Vincent de Paul. - Excuse-moi d’avoir ouvert le placard. Je cherche quelque chose que j’ai laissé quelque part. Un tacticien qui se piquait de minutie dans l’exactitude ne pouvait s’exprimer de façon plus vague. « Où l’ai-je laissée ?» s’interrogeait le Colonel, comme s’il interrogeait le pyjama. Il eût été injurieux que le mousse demandât si ce que le Colonel avait laissé quelque part était aussi un pyjama. Pendant tout le temps que Catherine avait passé aux olives ou à la niçoise, le Colonel avait cherché. Il avait tiré des tiroirs, ouvert des placards, remué des chaises, la même chaise, le même tiroir dix et vingt fois. « Oui ou non ? Sais-je inspecter, se disait-il, ou ne le sais-je ? Suis-je Colonel ?» D’autant plus offusqué de ne pas trouver, en inspectant, cette chose-là qu’il cherchait, qu’il avait sa théorie sur la tactique de l’inspection. « Quand on inspecte, professait-il, il ne faut pas s’attacher à ceci puis à cela. Cela rétrécit le champ de la vision. Inspecter tout, afin de

En bateau 233 découvrir quelque chose. Toute inspection est générale. Elle doit l’être.» C’est ainsi qu’il avait ouvert, qu’il avait tiré, inspectant l’ensemble d’un placard ou d’un tiroir, voyant des socquettes, des cravates, qui n’étaient pas les siennes, et ne les voyant pas ; et quand, abandonnant sa théorie, il avait été tenté d’inspecter par le détail, il s’était retrouvé avec un pyjama sur la manche, qui n’était pas du tout la chose qu’il cherchait ; ce qui prouvait, par l’absurde, que sa théorie était la bonne. Cependant, ce qu’il avait vu sans voir lui revenait à la mémoire. « Quelles socquettes ? Quelles cravates?» Il interrogeait le pyjama, qui n’avait rien à lui répondre, car il n’était qu’un pyjama. « Où les ai-je vues ? Dans un placard ou dans un tiroir ? Je ne peux pas les avoir vues puisque je ne les cherchais pas. La chose n’est pas une socquette ni une cravate.» À La Folie, quand il cherchait, il appelait Nestor pour chercher aussi. Nestor trouvait, ce qui confirmait encore la théorie. « Ce Nestor ! disait le Colonel. Il gratte sa guitare tout en cherchant. Il est plus occupé à gratter qu’à chercher. C’est pour cela qu’il trouve. Il ne voit rien, donc il voit tout.» Le Colonel ne pouvait pas introduire Nestor dans le navire pour trouver la chose ; il y aurait songé. « Moi, je n’ai rien trouvé » dit le mousse, qui préférait ne pas tant chercher. Et, pour lui seul : « Tant pis ! S’il me parle des socquettes ou des cravates, je mets tout sur le dos de Saint Vincent de Paul.» Catherine n’eut pas à invoquer le secours du surnaturel. Le Colonel lui tendit le pyjama d’une main distraite. « Ce n’est pas la chose que tu cherchais ?» demanda Catherine, une mine d’ingénue sous le pompon du mousse. Après dix ans de navigation, elle n’était pas capable de décider si le Colonel était jaloux ou ne l’était pas, Elle avait eu d’autres dompteurs avant le dompteur. Celui-ci n’était que le plus fauve. Un jour, elle avait dû cacher l’un d’eux dans le réduit des balais et des valises, parmi des paquets de naphtaline. Pendant qu’ils soupaient sous la lampe du navire, le malheureux, n’y tenant plus, éternua. L’éternuement fit retentir tout le navire. Catherine, à l’épaule du Colonel, ne perçut pas la moindre vibration dans l’épaule ni dans toute la personne du Colonel. Cet éternuement de naphtaline avait ébranlé les portes, les cloisons, les cordages, mais il n’avait pas ébranlé le Colonel, qui continua la conversation du même ton, sans une remarque, les mêmes prévenances, les mêmes bontés. À minuit, un regard à sa montre, il s’excusa de ne point rester. Ce n’était pas la première fois. Il ne disait jamais à l’avance s’il resterait ou s’il serait obligé de partir.

En bateau 233<br />

découvrir quelque chose. Toute inspection est générale. Elle doit l’être.»<br />

C’est ainsi qu’il avait ouvert, qu’il avait tiré, inspectant l’ensemble d’un<br />

placard ou d’un tiroir, voyant des socquettes, des cravates, qui n’étaient<br />

pas les siennes, et ne les voyant pas ; et quand, abandonnant sa théorie, il<br />

avait été tenté d’inspecter par le détail, il s’était retrouvé avec un pyjama<br />

sur la manche, qui n’était pas du tout la chose qu’il cherchait ; ce qui<br />

prouvait, par l’absurde, que sa théorie était la bonne. Cependant, ce qu’il<br />

avait vu sans voir lui revenait à la mémoire. « Quelles socquettes ? Quelles<br />

cravates?» Il interrogeait le pyjama, qui n’avait rien à lui répondre,<br />

car il n’était qu’un pyjama. « Où les ai-je vues ? Dans un placard ou dans<br />

un tiroir ? Je ne peux pas les avoir vues puisque je ne les cherchais pas.<br />

<strong>La</strong> chose n’est pas une socquette ni une cravate.»<br />

À <strong>La</strong> <strong>Folie</strong>, quand il cherchait, il appelait Nestor pour chercher aussi.<br />

Nestor trouvait, ce qui confirmait encore la théorie. « Ce Nestor ! disait<br />

le Colonel. Il gratte sa guitare tout en cherchant. Il est plus occupé à<br />

gratter qu’à chercher. C’est pour cela qu’il trouve. Il ne voit rien, donc il<br />

voit tout.» Le Colonel ne pouvait pas introduire Nestor dans le navire<br />

pour trouver la chose ; il y aurait songé. « Moi, je n’ai rien trouvé » dit le<br />

mousse, qui préférait ne pas tant chercher. Et, pour lui seul : « Tant pis !<br />

S’il me parle des socquettes ou des cravates, je mets tout sur le dos de<br />

Saint Vincent de Paul.» Catherine n’eut pas à invoquer le secours du surnaturel.<br />

Le Colonel lui tendit le pyjama d’une main distraite. « Ce n’est<br />

pas la chose que tu cherchais ?» demanda Catherine, une mine d’ingénue<br />

sous le pompon du mousse.<br />

Après dix ans de navigation, elle n’était pas capable de décider si le<br />

Colonel était jaloux ou ne l’était pas, Elle avait eu d’autres dompteurs<br />

avant le dompteur. Celui-ci n’était que le plus fauve. Un jour, elle avait<br />

dû cacher l’un d’eux dans le réduit des balais et des valises, parmi des<br />

paquets de naphtaline. Pendant qu’ils soupaient sous la lampe du navire,<br />

le malheureux, n’y tenant plus, éternua. L’éternuement fit retentir tout le<br />

navire. Catherine, à l’épaule du Colonel, ne perçut pas la moindre vibration<br />

dans l’épaule ni dans toute la personne du Colonel. Cet éternuement<br />

de naphtaline avait ébranlé les portes, les cloisons, les cordages, mais il<br />

n’avait pas ébranlé le Colonel, qui continua la conversation du même ton,<br />

sans une remarque, les mêmes prévenances, les mêmes bontés. À minuit,<br />

un regard à sa montre, il s’excusa de ne point rester. Ce n’était pas la<br />

première fois. Il ne disait jamais à l’avance s’il resterait ou s’il serait<br />

obligé de partir.

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