La Folie - MML Savin

La Folie - MML Savin La Folie - MML Savin

25.06.2013 Views

230 La Folie naire. Mais un Colonel ne perd pas contenance au feu, même sans liaison et sans initiative. À ce cantique du désir, à cette ardeur de la Sulamite, le veston avait pris feu, une poitrine de sous-lieutenant sous le veston. Le complet gris se dressait, faisait des pointes, aurait sauté à la corde, la Sulamite sur les manches. En deux pas, il était à l’échelle. Tangage et roulis. Flottez, pavillon ! Un instant déconcerté, le Colonel reprit aussitôt l’initiative. Il y allait de l’honneur de l’armée d’Afrique! Un Colonel à l’assaut d’un mousse, la partie n’est pas égale. Le devoir du mousse est de tolérer les caresses d’un Colonel, surtout si le Colonel a vendu des terrains en Sologne. Pontaincourt n’était plus du tout surpris, comme il l’avait été dans les débuts, de caresser un mousse, d’embrasser amoureusement un cou de gamin entre un béret à pompon et un col réglementaire. Depuis dix ans qu’ils naviguaient de compagnie ! Mais la rusée Catherine, qui connaissait son Colonel, au lieu de la soie blanche, plus gamine que gamin, avait enfilé marinière et pantalon du drap le plus réglementaire et même le maillot bleu et blanc sous la marinière ; cela ralentissait toujours l’initiative. La pipe aussi, une moue des lèvres à la pipe, qui n’étaient plus des lèvres pour le baiser. Au Colonel, qui se vengeait de la soie et des lèvres, en embrassant la soie du cou : « Monsieur le Maréchal, je vous en prie » dirent les lèvres de pipe, comme elles auraient dit, avenue Mozart, si un maréchal était venu chez Mademoiselle Rubis, accompagnant en maréchal grand-père une jeune fille. Puis sur un autre ton, gamin plus que gamine : « Tout à l’heure, caporal. Pour le moment, je suis de service au carré des officiers.» Elle saisit le paquet pâtissier et s’en fut, gravement, vers la cuisine. Le Colonel n’oubliait jamais la tarte de Larivière, quelques fleurs à la ficelle du paquet, l’ananas, le kirsch ou le chocolat, parfois la tarte à l’orange. L’orange signifiait plus d’amour, un peu de tristesse dans l’amour, la tristesse qui n’est que tristesse ou celle qui vient de l’amour. Quelques minutes avant midi le Colonel croisait Nestor dans 1e couloir et disait : Ananas ! ou : Chocolat ! Ce matin : Orange ! en se tirant le doigt. Car c’était Nestor qui était chargé d’acheter la tarte chez Larivière. Les violettes de Parme ajoutaient de la tristesse à celle de l’orange. Catherine, en ouvrant le paquet : « i1 faut donc que je le console. De quoi faut-il que je le console ? » Même sans savoir de quoi, Catherine savait si bien le consoler qu’il partait toujours consolé. Les jours où elle attendait la visite du Colonel, elle rapportait d’Auteuil le nécessaire d’un petit souper, qui était une des joies du Colonel. Ils soupaient côte à côte, assis sur une étroite banquette ; la table lon-

En bateau 231 gue et la banquette, les gobelets. les couverts, les assiettes d’étain évoquaient le yacht et les croisières. Au hublot de la salle à manger minuscule, l’été, les nuages marins du crépuscule. Tant qu’il restait du crépuscule au hublot, elle ne consentait pas à allumer la lampe du navire qui éclairait cette sorte de cabine qu’elle nommait pompeusement le carré des officiers. Elle n’y avait jamais invité personne, en dehors du Colonel. Elle aimait le côte à côte dans la pénombre, à l’épaule de cet homme athlétique et si doux, qui était son tuteur et son ami, qui paraissait plus jeune par un effet de la pénombre, droit au plus droit, droit dans l’âme comme il se tenait droit ; elle plus petite encore et plus jeunette quand elle était assise à côté de lui. Il avait des prévenances de grand seigneur, les bontés d’un père pour sa fille. Le tête à tête invite toujours à un peu de comédie. Côte à côte, les familiarités de la tendresse remplacent la comédie ; le silence est naturel, il n’est plus la bouderie mais le silence. Il arrivait que le simple silence de Catherine, les boucles sombres appuyées contre l’épaule consolât la tristesse du Colonel. Ou bien c’était Catherine qui avait besoin d’être consolée, qui se consolait en appuyant ses boucles, sans dire qu’elle en avait besoin. Le navire ne flottait pas désemparé, aucune dérive n’était à craindre, puisque le Colonel était toujours aussi droit sur la banquette. Une moitié de homard à chacun, cette salade niçoise dont le Colonel ne se lassait pas, des olives noires et des vertes, un rosé d’Anjou. Catherine se hâtait en disposant tout cela sur la table longue. Du crépuscule rêvait encore au hublot. Catherine rêvait aussi, une brume bizarre dans ses yeux, mêlée à la couleur d’océan. Elle s’arrêtait parfois, le homard ou la niçoise à la main, comme si la force du rêve lui suspendait la main. Le grave du moussaillon de service, qui n’était que comédie, était devenu du grave qui avait trente-deux ans, celui de Mademoiselle Rubis, quand elle surveillait le travail de ses ouvrières d’Auteuil ; une femme d’affaires, en passe d’être bientôt célèbre dans le monde des jeunes filles élégantes, qui avait de la tête, et beaucoup de soucis et d’affaires dans la tête. Mais Mademoiselle Rubis n’aurait pas essuyé une larme après avoir posé l’assiette du homard, s’il ne s’était agi que d’affaires. Quand elle réfléchissait à ses affaires, au péril des affaires, au passé, à l’avenir des comptes, ses yeux secs brillaient d’une flamme de projets et de calculs, non pas de cette lueur bizarre ; ou si, tout à coup, elle respirait comme une odeur de fauve, autour d’elle ou sur elle, à travers son parfum d’élégante, c’était une autre flamme encore. La lueur bizarre ressemblait à celle d’un crépuscule qui s’attarde, qui n’est plus même du crépuscule, quand on s’est attardé sur le pont d’un navire à contempler cette lueur après les dernières. Un rien de poudre, une bouche de fard, Catherine effaça les trente-deux sur son vi-

En bateau 231<br />

gue et la banquette, les gobelets. les couverts, les assiettes d’étain évoquaient<br />

le yacht et les croisières. Au hublot de la salle à manger minuscule,<br />

l’été, les nuages marins du crépuscule. Tant qu’il restait du crépuscule<br />

au hublot, elle ne consentait pas à allumer la lampe du navire qui<br />

éclairait cette sorte de cabine qu’elle nommait pompeusement le carré des<br />

officiers. Elle n’y avait jamais invité personne, en dehors du Colonel.<br />

Elle aimait le côte à côte dans la pénombre, à l’épaule de cet<br />

homme athlétique et si doux, qui était son tuteur et son ami, qui paraissait<br />

plus jeune par un effet de la pénombre, droit au plus droit, droit dans<br />

l’âme comme il se tenait droit ; elle plus petite encore et plus jeunette<br />

quand elle était assise à côté de lui. Il avait des prévenances de grand seigneur,<br />

les bontés d’un père pour sa fille. Le tête à tête invite toujours à un<br />

peu de comédie. Côte à côte, les familiarités de la tendresse remplacent la<br />

comédie ; le silence est naturel, il n’est plus la bouderie mais le silence. Il<br />

arrivait que le simple silence de Catherine, les boucles sombres appuyées<br />

contre l’épaule consolât la tristesse du Colonel. Ou bien c’était Catherine<br />

qui avait besoin d’être consolée, qui se consolait en appuyant ses boucles,<br />

sans dire qu’elle en avait besoin. Le navire ne flottait pas désemparé, aucune<br />

dérive n’était à craindre, puisque le Colonel était toujours aussi droit<br />

sur la banquette.<br />

Une moitié de homard à chacun, cette salade niçoise dont le Colonel<br />

ne se lassait pas, des olives noires et des vertes, un rosé d’Anjou. Catherine<br />

se hâtait en disposant tout cela sur la table longue. Du crépuscule<br />

rêvait encore au hublot. Catherine rêvait aussi, une brume bizarre dans<br />

ses yeux, mêlée à la couleur d’océan. Elle s’arrêtait parfois, le homard ou<br />

la niçoise à la main, comme si la force du rêve lui suspendait la main. Le<br />

grave du moussaillon de service, qui n’était que comédie, était devenu du<br />

grave qui avait trente-deux ans, celui de Mademoiselle Rubis, quand elle<br />

surveillait le travail de ses ouvrières d’Auteuil ; une femme d’affaires, en<br />

passe d’être bientôt célèbre dans le monde des jeunes filles élégantes, qui<br />

avait de la tête, et beaucoup de soucis et d’affaires dans la tête. Mais Mademoiselle<br />

Rubis n’aurait pas essuyé une larme après avoir posé l’assiette<br />

du homard, s’il ne s’était agi que d’affaires. Quand elle réfléchissait à ses<br />

affaires, au péril des affaires, au passé, à l’avenir des comptes, ses yeux<br />

secs brillaient d’une flamme de projets et de calculs, non pas de cette<br />

lueur bizarre ; ou si, tout à coup, elle respirait comme une odeur de fauve,<br />

autour d’elle ou sur elle, à travers son parfum d’élégante, c’était une autre<br />

flamme encore. <strong>La</strong> lueur bizarre ressemblait à celle d’un crépuscule qui<br />

s’attarde, qui n’est plus même du crépuscule, quand on s’est attardé sur le<br />

pont d’un navire à contempler cette lueur après les dernières. Un rien de<br />

poudre, une bouche de fard, Catherine effaça les trente-deux sur son vi-

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!