La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

222 La Folie Le septième était une sorte de belvédère au-dessus des toits. Il ne s’animait de ces deux voix, et parfois d’une troisième, qu’à la nuit tombée. La dame connaissait à peine sa voisine. Un soir, elle avait trouvé sous sa porte une lettre qui n’était pas pour elle, ces simples mots sur l’enveloppe : Mademoiselle Rubis. À tout hasard, elle frappa chez la voisine, la lettre en effet pour la voisine. À sa grande surpris ce fut un mousse qui lui ouvrit, le béret à pompon sur la tête, moulé à ravir, des boucles sombres sur le col bleu. « Mademoiselle Rubis, c’est moi » dit le mousse d’un filet de voix. Et de remercier la dame, les grâces d’une demoiselle à remercier, la naïveté d’un mousse sur le fin visage, où l’on ne voyait que d’immenses yeux, du vert de l’océan par un matin d’été. Derrière le mousse, la dame aperçut le dedans du belvédère où l’on pouvait se croire à l’intérieur d’un navire. La dame et le mousse se saluèrent désormais quand elles se rencontrèrent : à la ville, le mousse était une élégante jeune femme, toujours en noir. Des cordages partout, une ancre, des lanternes de navire, des cartes aux murs. Le lit douillet et large, comme il convenait à une élégante, était camouflé en couchette, où l’on grimpait par une sorte d’échelle. À peine rentrée chez elle, Mademoiselle Rubis se métamorphosait en mousse, le pompon rouge et le col bleu, une pipe à la bouche, où elle ne fumait que les tabacs les plus rares, quand elle fumait En dehors de la tenue réglementaire, celle des Apprentis de la Marine, coupe et tissu de la Marine, une douzaine de costumes de la plus libre fantaisie, col et béret rouges, le reste rose ; le ton sur ton le plus raffiné, vert sur vert, ocre sur ocre, la soie transparente, le velours léger ; le mousse avait de quoi varier selon l’humeur et la saison. Pour un soir d’été, le tout en blanc était de rigueur. « Rends-moi mon béret ! Rends-moi ma pipe ! » criait te mousse en blanc. Et ce criant, le mousse tapait des pieds, à faire crouler le lustre de la dame. Celui qui ne voulait rendre ni béret ni pipe était un homme jeune, les cheveux en brosse, une carrure de dompteur, une fourrure de fauve frisant au col ouvert de la chemisette, le visage bistre, les bras de même, des bras à étouffer un jaguar on une panthère, court, puissant, élastique. Il ne lui manquait que le fouet. Mais quel fouet, pour dompter le mousse indocile ? Il gronda : - Si j’avais un fouet ! - Ce ne serait pas la première fois, répliquait le mousse. Les coups encore des coups, tu ne connais que les coups. Je te grifferai, si tu me bats. Mon béret ! Ma pipe ! - Va les chercher ! Et il jeta pipe et béret par la fenêtre. Le mousse en réponse lui lança un petit bar à roulettes, chargé de bouteilles, en travers des jambes,

En bateau 223 s’enfuit et revint, une pipe aux lèvres, un béret de guingois sur les boucles sombres. - J’en ai d’autres !... Comme elle revenait, il la visa à son tour du bar à roulettes, qu’elle évita. - Tu n’es pas le plus fort. Tu sais bien que tu n’es pas le plus fort. Et elle éclata de rire, en regardant l’échelle de la couchette. Aussi leste qu’un mousse, elle grimpa à l’échelle et s’étendit sur la couchette. - Signons la paix dit-elle du filet de sa voix. Il la rejoignit sur la couchette. - Avant de signer, je veux savoir, soupira-t-il, savoir... - Que veux-tu savoir ? - Grenouille de grenouille ! Têtard de grenouille ! Sale petit têtard ! - Et moi, puis-je savoir pourquoi tu m’appelles, depuis hier soir, têtard par ci, grenouille par là. Pourquoi grenouille ? Pourquoi têtard ? - Parce que tu sautes comme une grenouille, parce que tu files entre les doigts comme un têtard. - Tu m’étouffes ! Tu me chatouilles ! Je déteste qu’on me chatouille. - Je t’étouffe, si tu ne me dis pas ce que je veux savoir... Qu’avez-vous fait hier soir, Blanchonval et toi, après m’avoir mis à la porte ? - On ne t’a pas mis à la porte. C’est toi qui es parti, en nous disant : au revoir, mes amis ; je vous souhaite une bonne nuit ! - J’ai attendu Blanchonval jusqu’au matin, sur le trottoir d’en face. Il n’est sorti qu’au petit matin. - Alors, il a pu te dire, s’il se souvient. Je crois me souvenir que nous avons joué aux cartes ... C’est la réponse que tu désires ? Ou si tu désires l’autre réponse... - L’autre ! L’autre ! - Nous avons fait l’amour jusqu’au matin. - Grenouille ! Têtard de grenouille ! - Si tu préfères, nous avons joué aux cartes. - Je deviens fou. Dis-moi la vérité, ou je t’étouffe. - Mais c’est qu’il m’étoufferait ! La vérité ou la mort ? Je choisis la vérité. Prends ton mouchoir et pleures : j’ai fait l’amour avec Blanchonval. Je n’en avais pas envie, bien qu’il ne soit pas désagréable, ce garçon-là. Et ce n’est pas un brutal comme toi. Il a de la délicatesse et de l’expérience. Un peu timide au commencement ; il suffit de le mettre à l’aise. Et je puis dire que ce n’était qu’afin de te faire plaisir ! Depuis des

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

Le septième était une sorte de belvédère au-dessus des toits. Il ne<br />

s’animait de ces deux voix, et parfois d’une troisième, qu’à la nuit tombée.<br />

<strong>La</strong> dame connaissait à peine sa voisine. Un soir, elle avait trouvé<br />

sous sa porte une lettre qui n’était pas pour elle, ces simples mots sur<br />

l’enveloppe : Mademoiselle Rubis. À tout hasard, elle frappa chez la voisine,<br />

la lettre en effet pour la voisine. À sa grande surpris ce fut un<br />

mousse qui lui ouvrit, le béret à pompon sur la tête, moulé à ravir, des<br />

boucles sombres sur le col bleu. « Mademoiselle Rubis, c’est moi » dit le<br />

mousse d’un filet de voix. Et de remercier la dame, les grâces d’une demoiselle<br />

à remercier, la naïveté d’un mousse sur le fin visage, où l’on ne<br />

voyait que d’immenses yeux, du vert de l’océan par un matin d’été. Derrière<br />

le mousse, la dame aperçut le dedans du belvédère où l’on pouvait<br />

se croire à l’intérieur d’un navire. <strong>La</strong> dame et le mousse se saluèrent désormais<br />

quand elles se rencontrèrent : à la ville, le mousse était une élégante<br />

jeune femme, toujours en noir.<br />

Des cordages partout, une ancre, des lanternes de navire, des cartes<br />

aux murs. Le lit douillet et large, comme il convenait à une élégante, était<br />

camouflé en couchette, où l’on grimpait par une sorte d’échelle. À peine<br />

rentrée chez elle, Mademoiselle Rubis se métamorphosait en mousse, le<br />

pompon rouge et le col bleu, une pipe à la bouche, où elle ne fumait que<br />

les tabacs les plus rares, quand elle fumait En dehors de la tenue réglementaire,<br />

celle des Apprentis de la Marine, coupe et tissu de la Marine,<br />

une douzaine de costumes de la plus libre fantaisie, col et béret rouges, le<br />

reste rose ; le ton sur ton le plus raffiné, vert sur vert, ocre sur ocre, la<br />

soie transparente, le velours léger ; le mousse avait de quoi varier selon<br />

l’humeur et la saison. Pour un soir d’été, le tout en blanc était de rigueur.<br />

« Rends-moi mon béret ! Rends-moi ma pipe ! » criait te mousse en<br />

blanc. Et ce criant, le mousse tapait des pieds, à faire crouler le lustre de<br />

la dame.<br />

Celui qui ne voulait rendre ni béret ni pipe était un homme jeune,<br />

les cheveux en brosse, une carrure de dompteur, une fourrure de fauve<br />

frisant au col ouvert de la chemisette, le visage bistre, les bras de même,<br />

des bras à étouffer un jaguar on une panthère, court, puissant, élastique. Il<br />

ne lui manquait que le fouet. Mais quel fouet, pour dompter le mousse<br />

indocile ? Il gronda :<br />

- Si j’avais un fouet !<br />

- Ce ne serait pas la première fois, répliquait le mousse.<br />

Les coups encore des coups, tu ne connais que les coups. Je te grifferai, si<br />

tu me bats. Mon béret ! Ma pipe !<br />

- Va les chercher !<br />

Et il jeta pipe et béret par la fenêtre. Le mousse en réponse lui lança<br />

un petit bar à roulettes, chargé de bouteilles, en travers des jambes,

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