La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

212 La Folie Depuis cette tournée familiale, Gunther, accaparé par les congrès et les philologues, mais fidèle à tous, se contentait d’une volée de cartes postales de temps en temps. Il n’avait de correspondance suivie qu’avec un cousin germain de sa femme, Frédéric Schmidt, qui vendait des chapeaux et des cannes aux élégants de Munich et dont la pétulance et la franchise naturelles convenaient à l’humeur du germaniste. Chaque hiver, le cousin Frédéric, qui rêvait de Paris, avait son prétexte de cannes et de chapeaux pour s’en venir flâner à la parisienne, son divan et son couvert chez le Professeur. - Vous connaissez mon cousin Frédéric dit Moser, celui qui est violoniste. C’était le violon, le soir où nous avons joué un trio de Brahms. Jumièges se souvenait du trio et du violoniste. Depuis qu’ils sont envoûtés par leur Hitler, ce n’est pas facile de parler franchement de politique en Allemagne, surtout devant les jeunes. On craint d’irriter, et cela ne servirait à rien d’irriter. D’ailleurs, ce que je vois et ce que je lis suffit à m’instruire. Il faut avoir vu de près ce que c’était que leur République pour comprendre tout en déplorant ! Si la nôtre est pourrie, comme dit Lebuhotel, quelle pourriture que leur République ! Scandales sur scandales. Les nôtres ne sont que des enfantillages à côté. Aucune pipe n’aurait préservé de l’odeur. Par Fréderic j’étais au courant de bien des choses. C’était pire que tout ce qu’avaient imprimés les journaux. Le cousin a deux grands fils doux et blonds, comme sont les garçons d’Allemagne. Quand je les ai vus la pelle à l’épaules je me suis dit : tant qu’ils n’auront qu’une pelle... Défiler en chantant, au son des fifres, ce n’était pas encore très grave. J’ai cette chance, en Allemagne, de n’être jamais pris pour un Français. Dans les brasseries, dans les trains, partout, je pouvais entendre comme un Allemand pouvait entendre. Jamais un mot contre la France. Parole de Moser ! Au contraire, une sorte d’admiration-sentimentale pour nous ; les Anglais responsables de tout, et seulement le regret que les Français soient toujours des dupes au service de l’Angleterre. Anglais au Juifs, cela revenait au même. Cet hiver, après avoir annoncé son voyage, Frédéric écrivit qu’il le repoussait à l’année prochaine, un je ne sais quoi de triste et de contraint, en nous écrivant cela, qui n’est pas son naturel. À Munich, ces jours derniers, je retrouvai la même contrainte, une tristesse qui ressemblait à de l’anxiété. Les deux fils, au double de leur carrure, un air de sous-officiers, une autorité de geste et de poitrine, une jactance que je n’aimais pas. À peine si, devant eux, leur père me dit quelques mots du voyage qu’il avait remis, et, comme j’insistais sur le plaisir que nous aurions à le recevoir chez nous l’année prochaine : « Oh ! L’année prochaine ! » fit-il, en regardant ses fils. Je n’en tirai rien de plus, ce jour-là. Le lendemain, c’était un autre homme, affectueux,

L’Assassin des roses 213 m’accueillant à bras ouverts. Il était seul et me le dit aussitôt. « Je n’ai pas de secrets pour toi. Si j’ai paru compassé et insensible, pardonne-moi. Autant dire que dans cette maison qui est la mienne, je ne suis plus chez moi. Je suis en résidence surveillée, et surveillé par mes propres fils. Ils sont capables de me dénoncer si je n’approuve pas tout de leurs discours, qu’ils me débitent par coeur sans y changer une formule. Tu te souviens de ces reproductions de Renoir et de Manet que j’avais rapportées de Paris ? Gunther, qui est ton filleul, m’a obligé à les décrocher des murs parce que c’était de la peinture qui souillait une maison allemande. De l’art décadent, hurlait-il, de l’art juif !. À la place, regarde, il a mis des scènes de guerre et les portraits de leurs idoles, d’affreux chromos. Ils n’ont dans la cervelle que des tirades de propagande. Au seul nom de Pologne ou de Polonais, ils entrent en transe. Mes deux fils, dont j’étais si fier, qui étaient les meilleurs élèves à l’école ! Moi qui rêvais d’envoyer ton filleul à Paris pour y préparer le concours des Beaux-Arts ! » Un homme traqué ce Frédéric, vieilli, accablé, lui que j’avais connu heureux de tout. « Sortons, me dit-il mes fils me reprocheraient peut-être de te recevoir ... Tu vois ce chapeau ? Un horrible chapeau, n’est-ce pas ? Mais c’est un chapeau allemand. La mode de Paris n’était pas du goût de mes fils. » Moser, aussi accablé que son cousin Frédéric, Jumièges une main toujours sur les yeux, devinait que le professeur n’avait pas encore dit ce qui était le plus cruel a dire. Moser, après un nouveau silence : - C’est pendant cette promenade au hasard, sur les trottoirs de Munich, que j’ai reçu le coup qui m’a blessé le coeur. J’aurais honte, me dit Frédéric, si je te cachais qu’on leur fait apprendre des chansons contre la France. Des chansons de marche. Ils ne chantent plus que des chansons de marche. Ils n’ont plus que cette musique dans l’âme. Il ne s’agit plus que de marcher. Jusqu’où marcheront-ils ? Contre qui ? Marcher ... Marcher ... Toute la nuit, au rythme du train, j’entendais le cousin Frédéric qui répétait : Marchieren ! Marchieren ! La sonnette annonça Richard, qui revenait de Venise, et, l’un après l’autre, Gaudeau-Barmier et Lebuhotel. Les cinq étaient cinq. À eux de s’éclairer mutuellement des assiettes et du complot. La République n’avait pas à espérer d’autres lumières. On reprit tout, depuis les petits papiers. - Attendez, dit Richard. J’ai tout mon courrier dans mes poches. Aurai-je un coq ? Il avait un coq. - Cocorico! cria Richard. Je nomme Lebuhotel chef de toutes les polices et commandeur de l’ordre du Cocorico. Au nom du Président de la République ...

L’Assassin des roses 213<br />

m’accueillant à bras ouverts. Il était seul et me le dit aussitôt. « Je n’ai<br />

pas de secrets pour toi. Si j’ai paru compassé et insensible, pardonne-moi.<br />

Autant dire que dans cette maison qui est la mienne, je ne suis plus chez<br />

moi. Je suis en résidence surveillée, et surveillé par mes propres fils. Ils<br />

sont capables de me dénoncer si je n’approuve pas tout de leurs discours,<br />

qu’ils me débitent par coeur sans y changer une formule. Tu te souviens<br />

de ces reproductions de Renoir et de Manet que j’avais rapportées de Paris<br />

? Gunther, qui est ton filleul, m’a obligé à les décrocher des murs<br />

parce que c’était de la peinture qui souillait une maison allemande. De<br />

l’art décadent, hurlait-il, de l’art juif !. À la place, regarde, il a mis des<br />

scènes de guerre et les portraits de leurs idoles, d’affreux chromos. Ils<br />

n’ont dans la cervelle que des tirades de propagande. Au seul nom de Pologne<br />

ou de Polonais, ils entrent en transe. Mes deux fils, dont j’étais si<br />

fier, qui étaient les meilleurs élèves à l’école ! Moi qui rêvais d’envoyer<br />

ton filleul à Paris pour y préparer le concours des Beaux-Arts ! » Un<br />

homme traqué ce Frédéric, vieilli, accablé, lui que j’avais connu heureux<br />

de tout. « Sortons, me dit-il mes fils me reprocheraient peut-être de te<br />

recevoir ... Tu vois ce chapeau ? Un horrible chapeau, n’est-ce pas ? Mais<br />

c’est un chapeau allemand. <strong>La</strong> mode de Paris n’était pas du goût de mes<br />

fils. »<br />

Moser, aussi accablé que son cousin Frédéric, Jumièges une main<br />

toujours sur les yeux, devinait que le professeur n’avait pas encore dit ce<br />

qui était le plus cruel a dire. Moser, après un nouveau silence :<br />

- C’est pendant cette promenade au hasard, sur les trottoirs<br />

de Munich, que j’ai reçu le coup qui m’a blessé le coeur. J’aurais honte,<br />

me dit Frédéric, si je te cachais qu’on leur fait apprendre des chansons<br />

contre la France. Des chansons de marche. Ils ne chantent plus que des<br />

chansons de marche. Ils n’ont plus que cette musique dans l’âme. Il ne<br />

s’agit plus que de marcher. Jusqu’où marcheront-ils ? Contre qui ? Marcher<br />

... Marcher ... Toute la nuit, au rythme du train, j’entendais le cousin<br />

Frédéric qui répétait : Marchieren ! Marchieren !<br />

<strong>La</strong> sonnette annonça Richard, qui revenait de Venise, et, l’un après<br />

l’autre, Gaudeau-Barmier et Lebuhotel. Les cinq étaient cinq. À eux de<br />

s’éclairer mutuellement des assiettes et du complot. <strong>La</strong> République<br />

n’avait pas à espérer d’autres lumières. On reprit tout, depuis les petits<br />

papiers. - Attendez, dit Richard. J’ai tout mon courrier dans mes<br />

poches. Aurai-je un coq ? Il avait un coq.<br />

- Cocorico! cria Richard. Je nomme Lebuhotel chef de toutes<br />

les polices et commandeur de l’ordre du Cocorico. Au nom du Président<br />

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