La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

186 La Folie ser qu’à bulletins blancs. Mais Lebuhotel a l’imagination tellement chimérique ! C’est lui qui est dangereux ...» Ilse, balançant ses deux nattes blondes, se trémoussait d’impatience. - Mais enfin, Pa, la scarlatine, qu’est-ce que c’était ? - Ce n’était pas du tout une scarlatine ... Scarlatine, ah ! là ! là ! La jolie scarlatine ! Il se leva et de nouveau joua de l’équilibre de la chaise, un pied de chaise dans son creux de main ; puis, reposant la chaise : - Tu n’es jamais allée chez Jumièges ? Non ?.. Alors tu ne connais pas les devises sur les assiettes. Ce n’était que cela, leur scarlatine ! Ilse comprenait de moins en moins. - Eh bien, voilà. Dans la salle à manger de Jumièges, aux murs, il y a toute une collection d’assiettes anciennes, du temps de la Révolution. Sur l’une, une femme, l’épée à la main, assise en amazone sur un canon. Sur une autre, une femme encore, que trois jeunes hommes félicitent, porteurs de palmes. Sur une autre, une sorte de comédienne, la tête levée vers un soleil, une gerbe de blé devant elle, une palette de peintre, un pot ; il paraît que la comédienne est la Loi, à moins qu’elle ne soit la France contemplant la Loi. Enfin toute une collection, une devise révolutionnaire à chaque assiette : Catherine Tétar, bonne citoyenne, » ou Femme Brunet, bonne citoyenne, et d’autres : J’éclaire la France ... Vivre ou mourir. Sous un bonhomme tricolore qui jette par terre une crosse d’évêque et une épée : Je suis las de les porter ! Et des coqs, des bleus, des jaunes, des verts : Je chante pour la liberté. Ils ne savent que ce chant-là tous ces coqs ! Sous un dormeur, qui dort à donner sommeil parmi des fleurs et des légumes : Le Patriote satisfait. Jumièges est ravi de sa collection de cette vingtaine d’assiettes sur les murs. Ce n’est pas la seule collection que Jumièges possède, sans compter celles de Botanique. Un Botaniste est facilement collectionneur. Or, l’autre jour, au courrier du matin (c’était le matin où je partais pour la Bavière), quelques mots à la machine, mon adresse à la machine sur l’enveloppe : Je chante pour la liberté ! Tiens, me dis-je, il chante comme les coqs de Jumièges celui - là. J’avais autre chose dans la tête pour me la creuser. Et sans doute dois-je manquer d’un certain flair policier ou politique, je l’avoue, car, au même courrier, Lebuhotel reçut le même chant de coq, songea aussitôt aux assiettes de Jumièges, mais au lieu d’attendre la suite, comme moi, et de se dire que c’était une amorce de publicité, il alluma son imagination à ce

La soupe au lait 187 chant-là, et dans ce feu qui flambait, vit toutes les chimères qu’il voulait y voir. Moser allait s’allumer lui aussi. Il passa le mors à son éloquence et s’assit. - Toujours assis, si l’on veut juger, comme dit Gaudot-Barmier. Ah ! la belle sagesse de Gaudot ! Je vais. Je m’emporte. Quand serai-je digne d’être un Protecteur parmi les Protecteurs ? En toute justice, Lebuhotel a beaucoup d’esprit. Il avait son idée, qui était une idée. Mais avant de conclure selon son idée, il fit le tour des Protecteurs. Jestin et Bouvin avaient reçu : Vivre ou mourir ; Burlot : La Loi ; Pedronneau : Le patriote satisfait ; Saint-Séverin Je suis las de les porter ; Marka : Catherine Tétar, bonne citoyenne ; Barbier : Femme Brunet, bonne citoyenne ; Pipelin : Madame Capet ; Jumièges : J’éclaire la France ; Gaudot : un chant de coq. Lebuhotel ignorait mon coq, ayant monté notre étage un après-midi de Conservatoire. Richard nous apporta encore un coq, quand il eut trié son courrier. De quoi rendre songeur ; mais le seul Lebuhotel avait songé. À part Lebuhotel et moi, personne ne s’était souvenu des assiettes en lisant sa devise à la machine. Jumièges s’était dit : « Hélas ! je n’éclaire pas la France. » Même Jumièges !.. Il s’en faut ! Ni l’Agriculture ni la politique ne se soucient des lumières de la botanique. Marka s’était buté à cette Catherine Tétar, qui annonçait sa visite. Était-ce une cartomancienne ? une solliciteuse ? À la femme Brunet, qui était bonne citoyenne, Barbier se demanda s’il ne fallait pas quelques rudiments d’idées pour l’être, et, dans ce cas, Madame Barbier n’avait aucune chance. Enfin, chacun dériva selon l’humeur et le moment. Gaudot-Barmier ne tira qu’un soupir de sa profonde sagesse : « Qu’il chante, s’il lui plaît de chanter la liberté ! Pauvre chanteur ! Pauvre liberté, si fragile, si menacée.» Pendant deux jours, Lebuhotel monta et descendit des escaliers, doux et souriant, son teint d’enfant, cette cordialité qu’il a, cette façon de bourrer sa pipe, quelques bouffées en clignant de l’oeil et son : ça va ? qui est si aimable, si franchement gai, qu’on répondrait : « Ça va, ça va », même si l’on avait encore un pied au pays des morts. Et lui, répondant à la réponse dans un nuage de tabac : « Eh bien ! j’en suis content pour vous », la mine soudain lugubre, la voix blanche. « Qu’est-ce qui ne va pas ?» Une main à la pipe, un geste de détresse de l’autre, comme s’il annonçait l’imminence d’une tornade, peste, guerre universelle, raz-de-marée, collision d’une comète et de la terre. « Rien ne va !» On reprend courage à l’énumération : les médecins ignorent la médecine, les juges ne rendent pas la justice, le Gouvernement flotte comme un bouchon, les députés sont adultères ; en bref, tout est pourri. Sans

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

ser qu’à bulletins blancs. Mais Lebuhotel a l’imagination tellement chimérique<br />

! C’est lui qui est dangereux ...»<br />

Ilse, balançant ses deux nattes blondes, se trémoussait<br />

d’impatience.<br />

- Mais enfin, Pa, la scarlatine, qu’est-ce que c’était ?<br />

- Ce n’était pas du tout une scarlatine ... Scarlatine, ah ! là !<br />

là ! <strong>La</strong> jolie scarlatine !<br />

Il se leva et de nouveau joua de l’équilibre de la chaise, un pied de<br />

chaise dans son creux de main ; puis, reposant la chaise :<br />

- Tu n’es jamais allée chez Jumièges ? Non ?.. Alors tu ne<br />

connais pas les devises sur les assiettes. Ce n’était que cela, leur scarlatine<br />

!<br />

Ilse comprenait de moins en moins.<br />

- Eh bien, voilà. Dans la salle à manger de Jumièges, aux<br />

murs, il y a toute une collection d’assiettes anciennes, du temps de la Révolution.<br />

Sur l’une, une femme, l’épée à la main, assise en amazone sur<br />

un canon. Sur une autre, une femme encore, que trois jeunes hommes félicitent,<br />

porteurs de palmes. Sur une autre, une sorte de comédienne, la<br />

tête levée vers un soleil, une gerbe de blé devant elle, une palette de peintre,<br />

un pot ; il paraît que la comédienne est la Loi, à moins qu’elle ne soit<br />

la France contemplant la Loi. Enfin toute une collection, une devise révolutionnaire<br />

à chaque assiette : Catherine Tétar, bonne citoyenne, » ou<br />

Femme Brunet, bonne citoyenne, et d’autres : J’éclaire la France ... Vivre<br />

ou mourir. Sous un bonhomme tricolore qui jette par terre une crosse<br />

d’évêque et une épée : Je suis las de les porter ! Et des coqs, des bleus,<br />

des jaunes, des verts : Je chante pour la liberté. Ils ne savent que ce<br />

chant-là tous ces coqs ! Sous un dormeur, qui dort à donner sommeil<br />

parmi des fleurs et des légumes : Le Patriote satisfait. Jumièges est ravi<br />

de sa collection de cette vingtaine d’assiettes sur les murs. Ce n’est pas la<br />

seule collection que Jumièges possède, sans compter celles de Botanique.<br />

Un Botaniste est facilement collectionneur. Or, l’autre jour, au courrier<br />

du matin (c’était le matin où je partais pour la Bavière), quelques mots à<br />

la machine, mon adresse à la machine sur l’enveloppe : Je chante pour la<br />

liberté ! Tiens, me dis-je, il chante comme les coqs de Jumièges celui - là.<br />

J’avais autre chose dans la tête pour me la creuser. Et sans doute dois-je<br />

manquer d’un certain flair policier ou politique, je l’avoue, car, au même<br />

courrier, Lebuhotel reçut le même chant de coq, songea aussitôt aux assiettes<br />

de Jumièges, mais au lieu d’attendre la suite, comme moi, et de se<br />

dire que c’était une amorce de publicité, il alluma son imagination à ce

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