La Folie - MML Savin

184
La Folie
en fantassin de deuxième classe, incorporé d’urgence au 117ème de Laval
(qui était le dernier régiment du Colonel Pivoine), suspecté par ses
chefs (à cause d’une certaine note qui signalait ses opinions politiques)
tenu `a distance par tous les Bretons de ce régiment breton parce qu’il
n’allait pas à la messe quand il y avait messe et qu’il souriait d’un étrange
sourire quand l’aumônier à trois galons distribuait la bonne parole avec
une cordialité joviale et militaire. Dans son sac un seul livre, qui n’était
pas un traité de mathématiques mais l’Éthique de Spinoza. Il avait ce
livre-1à dans sa poche à ce matin d’attaque, étant de la vague d’assaut qui
devait partir la troisième. Ceux de la première n’avaient plus été que des
cadavres à dix mètres de la tranchée, ceux de la deuxième à moins de dix.
Il s’était lancé dans l’éternité, à la troisième, pour ne ressusciter qu’à
Nantes, sur un lit d’hôpital. Quand il eut assez de vie pour parler, ce fut
pour demander son Éthique. Le livre de sagesse était resté sur le champ
de bataille, comme un camarade (ou Spinoza peut-être) qui aurait été tué
à sa place. Mais il avait rapporté du pays des morts, intacte et pure, toute
la sagesse du livre. On s’en aperçut dès que le mort put sourire, marcher,
regarder les hommes de son beau regard tranquille. En apparence, Gaudot-Barmier
n’enseignait que la mathématique ; mais tous ceux à qui il
l’avait enseignée étaient d’accord : par le truchement des mathématiques,
il enseignait principalement la sagesse. Républicain comme Spinoza
l’était, par sagesse ; par nature aussi, comme on naît Chouan ; aussi parce
qu’il avait appris dans l’éternité, quand il était un homme au pays des
morts.
Si Gaudot conseillait d’expédier un télégramme, même si l’on ne
distinguait pas toutes les raisons de Gaudot, on expédiait le télégramme.
Ilse demanda :
- Et Richard ?
- Il a eu son télégramme, répondit Moser. Il était à Venise.
Il est arrivé cet après-midi.
Richard était un autre mathématicien, l’ami et le confident de Gaudot-Barmier.
Un tout autre homme, celui-là, qui n’avait que quelques années
de moins, mais un air de jeunesse à vivre toujours, un normalien,
comme était Gaudot ; il s’était tiré de la guerre sans une éraflure, par hasard
plus que par prudence, car Richard n’avait de la prudence qu’à ses
pensées. Prisonnier de guerre deux ans, il avait essayé de l’industrie à son
retour, puis il était revenu a l’enseignement des mathématiques, par goût,
par un amour de la liberté qui le faisait vivre célibataire, non pas solitaire
mais toujours soucieux de se ménager de la solitude. Professeur à l’École
Centrale il attendait la liste d’admissibilité pour s’enfuir en