La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

176 La Folie Jacques reprit sa valise à la consigne. Il se priva d’embrasser sa mère. Il évita la maison de son père, pour ne pas entrer. Il n’aurait pas pu. Ce qu’il rapportait alors dans sa valise : l’espoir de revenir, presque une certitude. Poliche n’était pas un de ces malades rebelles qui refusent le médecin et la raison. Il avait dit : « Maintenant que je t’ai retrouvé, je voudrais vivre.» Rue du Château, une longue lettre attendait le retour de Jacques, qui ne ressemblait guère à celles qu’il recevait de Poliche à la marine. La lettre était un chant de bonheur. Jacques n’avait jamais reçu de personne une lettre comme celle-là. Vole autant de paradis que tu pourras, disait la lettre. Rien n’est bon que le bonheur. Je te délègue à tous ceux qui ne sont plus pour moi. Ne tarde pas trop à choisir (tu sais !) cette blonde et fine jeune fille dont je t’ai si souvent parlé. Parmi les quelques joies que je voudrais avoir encore, je mets cette joie : avant toutes les autres. Après tout, je te laisse libre de la choisir petite ou brune. On lui trouvera toujours son portrait dans La Galerie des portraits de la famille. Jacques n’avait pas eu le temps de répondre. Dans la valise aussi, cette lettre qui riait, comme Poliche riait, à la grille du Paradis, quand ils s’embrassèrent ! Un paradis à ciel ouvert (Reviens vite, Jacques, reviens !), sans mouchards jésuites, sans le tribunal des huit soeurs, c’était trop beau, même en rêve. Valise bouclée, le télégramme dans la poche confirmait que le paradis de rêve avait duré le temps d’un rêve. *

Chapitre XXIII La soupe au lait Ilse se demande s’il faut qu’elle mette trois couverts ou deux. On frappe. Si c’est Moser, il faudra sans doute trois couverts. C’est Jacques. Bien sûr, elle n’attendait pas le haut-de-forme et les gants. Pourquoi le costume bleu ? Est-il plus convenable à la circonstance ? Jacques va-t-il recommencer la cérémonie du paillasson ? Il entre avant qu’on le prie d’entrer. Il pose une valise qu’elle n’avait pas remarquée. Il est grave comme il était ; cet air des grands chagrins qu’il n’avait pas. Il tend aussitôt un télégramme. «Un malheur ?» C’est un malheur, puisqu’il ne répond pas. Ilse, d’un coup, dans le malheur de Jacques. « Ton père ? Ta mère ? Ce n’est pas ?..» Elle est au courant de la visite et du voyage. Jacques, au retour, lui avait presque tout raconté. Pas de plus grand malheur pour Jacques, si c’est... Elle a lu le télégramme. « Pauvre Jacques !...» Elle est le petit compagnon qui partage tout, qui oublie tout de soi. Compagnon qui ne fait point de phrases, ne se lamente pas à la manière des femmes. Elle ne se pend pas au cou de Jacques. Elle est de ceux qui ne peuvent embrasser que dans l’élan du bonheur. Elle serre le bras de Jacques. L’essentiel est d’être là, et de servir.

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

Jacques reprit sa valise à la consigne. Il se priva d’embrasser sa<br />

mère. Il évita la maison de son père, pour ne pas entrer. Il n’aurait pas pu.<br />

Ce qu’il rapportait alors dans sa valise : l’espoir de revenir, presque une<br />

certitude. Poliche n’était pas un de ces malades rebelles qui refusent le<br />

médecin et la raison. Il avait dit : « Maintenant que je t’ai retrouvé, je<br />

voudrais vivre.»<br />

Rue du Château, une longue lettre attendait le retour de Jacques,<br />

qui ne ressemblait guère à celles qu’il recevait de Poliche à la marine. <strong>La</strong><br />

lettre était un chant de bonheur. Jacques n’avait jamais reçu de personne<br />

une lettre comme celle-là. Vole autant de paradis que tu pourras, disait la<br />

lettre. Rien n’est bon que le bonheur. Je te délègue à tous ceux qui ne<br />

sont plus pour moi. Ne tarde pas trop à choisir (tu sais !) cette blonde et<br />

fine jeune fille dont je t’ai si souvent parlé. Parmi les quelques joies que<br />

je voudrais avoir encore, je mets cette joie : avant toutes les autres.<br />

Après tout, je te laisse libre de la choisir petite ou brune. On lui trouvera<br />

toujours son portrait dans <strong>La</strong> Galerie des portraits de la famille. Jacques<br />

n’avait pas eu le temps de répondre.<br />

Dans la valise aussi, cette lettre qui riait, comme Poliche riait, à la<br />

grille du Paradis, quand ils s’embrassèrent ! Un paradis à ciel ouvert (Reviens<br />

vite, Jacques, reviens !), sans mouchards jésuites, sans le tribunal<br />

des huit soeurs, c’était trop beau, même en rêve. Valise bouclée, le télégramme<br />

dans la poche confirmait que le paradis de rêve avait duré le<br />

temps d’un rêve.<br />

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