La Folie - MML Savin

Un voleur d’enfant 175
jouais avec ton bateau, comme un enfant. Un vieil homme a bien le
droit. »
Ils avaient aussi le droit de s’accorder toute une semaine de bonheur.
Poliche était-il ce vieux Poliche, qu’il disait ? Sans la canne, sans le
léger essoufflement pour un peu de chemin, une sorte de peur, parfois,
qui lui polissait les yeux, Jacques aurait juré que c’était Poliche, comme
il avait toujours connu Poliche. Le seul changement : Jacques contait,
Poliche écoutait ; autrefois, c’était le contraire. La marine, son métier,
Jacques n’avait jamais fini de raconter. Poliche ne se lassait pas d’écouter
Jacques. Ce dont ils ne disaient rien, ni l’un ni l’autre, c’est qu’ils ne voulaient
rien en dire. Poliche dut bien expliquer pourquoi il avait fait installer
sa chambre au rez-de-chaussée. « Une idée de vieil homme. J’ai la
haine des escaliers.» Ce n’était pas un mensonge. Le pourquoi de la haine
vint plus tard, le soir où Poliche raconta (c’était son tour) qu’en montant
l’escalier il avait craché du sang à plein mouchoir et qu’il était resté pendant
un mois à l’horizontale. D’un détail à l’autre, tout le récit.
- Que veux-tu, j’ai le coeur du grand-père ; je peux vivre
encore dix ans, ou m’effondrer dans un quart d’heure ...
- Mais la famille ? dit Jacques. Pourquoi ne pas m’appeler,
me cacher tout ?..
- Oh ! la famille... se contenta de répondre Poliche.
Le pacte n’exigeait pas d’autre réponse. À l’occasion pourtant
d’une de ces drogues que Poliche était obligé de prendre :
- Et Maman ? dit Jacques. Elle a su ?
- Elle ne l’a su qu’après la crise. Je lui ai demandé de ne
pas te l’écrire. Puis, le regard au loin : Ta mère n’a jamais cessé d’avoir
confiance en moi. Mais je ne suis pas ton père, s’il m’était doux d’avoir
l’illusion de l’être. J’ai respecté la volonté de ton père. Je me suis écarté,
comme il le voulait. J’ai inventé des voyages ; du reste, j’avais à voyager.
Je n’ai écrit que des lettres sottes et vides. Quand j’allais à Paris, je ne te
l’écrivais pas. J’avais donné ma parole. L’autre jour, au bureau de poste,
un mot m’a échappé, que j’aurais voulu reprendre. C’était la première
fois. Il a suffi de ce mot pour que tu viennes. Tu ne pouvais pas me faire
un plus grand bonheur ... Laisse-moi dire, Jacques. Le bonheur de ma vie,
c’est toi. L’ai-je volé à ton père ? Je ne le crois pas. Et puis tu verras le
paradis, c’est toujours un peu de la contrebande.