La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

170 La Folie massent Dieu comme ils faisaient profession de l’aimer, qu’ils lui sacrifiassent leurs vies, toutes les occasions de joie et de bonheur. « Il faudrait beaucoup d’amour et de tendresse pour aimer ainsi ! Ils n’ont point de tendresse sur le visage.» Ils enseignaient que ce n’était ici qu’une vallée de larmes, qu’il fallait prier et pleurer pour être digne un jour du vrai bonheur. « Le voilà, leur mensonge, sans chercher les autres ! Le paradis ? Je connais ce pays dont ils parlent. C’est un parc de gazons et d’ombrages, la forêt derrière, des étangs dans la forêt, au creux d’une douce vallée, au penchant de la colline. Je n’ai pas à pleurer ni à prier. La grille s’ouvre d’elle-même ; tout m’attend. Si Poliche ne m’attendait plus, s’il n’était plus là pour m’aimer sans le dire (est-il nécessaire de le dire ?), il n’y aurait plus nulle part de paradis.» Jacques essaya, vers ses quatorze ans, de ses yeux dans les yeux, mais on fuyait les siens. On le traita d’effronté. Quand il se taisait au lieu de mentir, on l’avertissait solennellement qu’on serait obligé, quelque jour, de se débarrasser de lui. Le Père qui était son directeur de conscience lui fit un discours sur la gangrène, en façon d’apologue, lui rappelant qu’un médecin, puisqu’il chérissait la santé d’un corps, n’hésitait pas à couper le membre gangrené, qu’on ne pouvait rien de plus pieusement salutaire, et qu’il était juste que le membre soit brûlé. L’apologue était rehaussé de considérations théologiques sur la pestilence de l’orgueil et sur le feu de privation, qui était la souffrance des damnés en enfer. Le mal était assez avancé pour que Jacques avouât au directeur de sa conscience qu’il avait des doutes. - Des doutes ? Qu’est-ce à dire ? - Comment vous dire, mon Père ? Je crois, par moments, que je ne crois plus en Dieu... Le directeur, à cet aveu, se renversa la tête en arrière, comme s’il reculait devant la flamme de l’enfer. La tête était du marbre, impassible. Les flammes et tout l’enfer (la parole même de Dieu en assurait le Père) ne pourraient jamais rien contre ce marbre-là. Le marbre reprit, d’une voix douce : « Je dois encore tenter quelque chose pour vous, mon pauvre enfant. Vous n’êtes pas au dernier cercle de l’enfer, mais vous êtes à l’avant-dernier. Le doute est le plus grand avant le plus grand des péchés, qui est la négation. Satan est la négation. Attention ! Vous approchez de Satan. Encore un cercle à descendre, et vous êtes la proie de l’archange du mal.» La pénitence fut de rester tout un jour à la chapelle, le jeûne en mortification supplémentaire. Jacques, dans sa disgrâce, debout, les bras croisés, devant l’autel du Sacré-Coeur, s’interrogea tout un jour, dans l’âme, comme il aurait interrogé Poliche.

Un voleur d’enfant 171 « Ai-je de l’orgueil ? Je pensais que l’orgueil, c’était cette façon de regarder les gens du haut d’un titre : Ta grande soeur, Votre directeur, Notre Sainte Église. Si Poliche m’a appris quelque chose, c’est d’abord à détester l’orgueil. On a tous un titre. Elle est la soeur, je suis le frère. Alors, ce n’est pas la peine de se soucier tellement des titres. Le garde-chasse ne dit pas : Monsieur le Vicomte. J’ai fini par dire Poliche. Je n’ai pas d’orgueil. Premier mensonge.» La liste des mensonges s’allongea tout le jour. Au crépuscule, Jacques était descendu de l’avant-dernier cercle au dernier. Il se risquait à des méditations sataniques : « La franchise n’est pas un péché. Le doute n’est pas un péché. Dois-je faire comme mes camarades, qui n’ont jamais cru à Dieu ni au Diable et qui se privent officiellement de dessert pour plaire à Dieu, comme ils disent ? Si je doute, je veux avoir la franchise de dire que je doute. » Pire : « Si Dieu n’existait pas, est-ce que la négation serait un péché ? Le dire ne serait que de la franchise. Satan a peut-être raison. Les Bons Pères l’auront puni de sa franchise. Il est en pénitence, comme moi, les bras croisés au milieu de l’enfer. Ils ont inventé l’enfer. Autre mensonge! » Pire encore : « Ce Monsieur bien peigné, qui a la jolie barbe de mon grand-père à son portrait du salon, à La Châtelière, pourquoi montre-t-il son coeur ? On ne montre pas ainsi son coeur. C’est du chantage. Ce n’est pas Dieu. Dieu ne ferait pas de chantage, s’il existait.» La nuit venue, quand le Directeur, d’une main discrète, frappa sur l’épaule de Jacques et le releva de sa garde au Sacré-Coeur ( Allez et ne péchez plus !), la nuit était trop sombre pour lire dans les yeux pervenche ; il aurait convoqué d’urgence le médecin coupeur de membres, pour éviter la contagion de la pestilence. Jacques le timide, ni paresseux ni bruyant, n’était pas autrement puni ; ses notes étaient bonnes. Sur le Bulletin, aucune allusion aux cercles descendants de l’enfer. Le confesseur était tenu par le secret de la confession, Jacques inquiet malgré le secret. Or, aux vacances qui suivirent cette année-là, un dimanche, l’avoué-capitaine reçut à sa table un vieil ami de la famille, qui était prêtre de l’Oratoire. Rien de plus doux ni de plus souriant que ce prêtre. « Il a des lèvres, se disait Jacques. Les Jésuites n’en ont pas.» Entre les poires et les fromages, l’aînée des soeurs, qui était un peu théologienne (elle devait prendre le voile plus tard) : - Mon Père, dit-elle, j’aurais une question de théologie à vous poser ... - Posez, mon enfant. - Le doute est-il un péché ?

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

massent Dieu comme ils faisaient profession de l’aimer, qu’ils lui sacrifiassent<br />

leurs vies, toutes les occasions de joie et de bonheur. « Il faudrait<br />

beaucoup d’amour et de tendresse pour aimer ainsi ! Ils n’ont point de<br />

tendresse sur le visage.» Ils enseignaient que ce n’était ici qu’une vallée<br />

de larmes, qu’il fallait prier et pleurer pour être digne un jour du vrai<br />

bonheur. « Le voilà, leur mensonge, sans chercher les autres ! Le paradis<br />

? Je connais ce pays dont ils parlent. C’est un parc de gazons et<br />

d’ombrages, la forêt derrière, des étangs dans la forêt, au creux d’une<br />

douce vallée, au penchant de la colline. Je n’ai pas à pleurer ni à prier. <strong>La</strong><br />

grille s’ouvre d’elle-même ; tout m’attend. Si Poliche ne m’attendait plus,<br />

s’il n’était plus là pour m’aimer sans le dire (est-il nécessaire de le dire<br />

?), il n’y aurait plus nulle part de paradis.»<br />

Jacques essaya, vers ses quatorze ans, de ses yeux dans les yeux,<br />

mais on fuyait les siens. On le traita d’effronté. Quand il se taisait au lieu<br />

de mentir, on l’avertissait solennellement qu’on serait obligé, quelque<br />

jour, de se débarrasser de lui. Le Père qui était son directeur de conscience<br />

lui fit un discours sur la gangrène, en façon d’apologue, lui rappelant<br />

qu’un médecin, puisqu’il chérissait la santé d’un corps, n’hésitait pas<br />

à couper le membre gangrené, qu’on ne pouvait rien de plus pieusement<br />

salutaire, et qu’il était juste que le membre soit brûlé. L’apologue était<br />

rehaussé de considérations théologiques sur la pestilence de l’orgueil et<br />

sur le feu de privation, qui était la souffrance des damnés en enfer.<br />

Le mal était assez avancé pour que Jacques avouât au directeur de<br />

sa conscience qu’il avait des doutes.<br />

- Des doutes ? Qu’est-ce à dire ?<br />

- Comment vous dire, mon Père ? Je crois, par moments,<br />

que je ne crois plus en Dieu...<br />

Le directeur, à cet aveu, se renversa la tête en arrière, comme s’il<br />

reculait devant la flamme de l’enfer. <strong>La</strong> tête était du marbre, impassible.<br />

Les flammes et tout l’enfer (la parole même de Dieu en assurait le Père)<br />

ne pourraient jamais rien contre ce marbre-là. Le marbre reprit, d’une<br />

voix douce : « Je dois encore tenter quelque chose pour vous, mon pauvre<br />

enfant. Vous n’êtes pas au dernier cercle de l’enfer, mais vous êtes à<br />

l’avant-dernier. Le doute est le plus grand avant le plus grand des péchés,<br />

qui est la négation. Satan est la négation. Attention ! Vous approchez de<br />

Satan. Encore un cercle à descendre, et vous êtes la proie de l’archange<br />

du mal.»<br />

<strong>La</strong> pénitence fut de rester tout un jour à la chapelle, le jeûne en<br />

mortification supplémentaire. Jacques, dans sa disgrâce, debout, les bras<br />

croisés, devant l’autel du Sacré-Coeur, s’interrogea tout un jour, dans<br />

l’âme, comme il aurait interrogé Poliche.

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