La Folie - MML Savin

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168 La Folie Aux premiers pantalons de Jacques, il y eu de la cabale, toute la gerbe décidée et serrée, afin de persuader Jacques que Poliche n’était supportable qu’au temps des culottes courtes mais que cette façon de dire était ridicule de la part d’un grand garçon ; la mère au secours : « l’oncle n’est que votre oncle, mes enfants, il est aussi le parrain de Jacques. Un parrain est beaucoup aux yeux de Dieu. C’est presque un père.» La gerbe sourit de ses huit sourires. « Il finira par rendre notre oncle ridicule ...» « Rien ne peut rendre votre oncle Jacques ridicule.» La gerbe, par accord tacite, décida qu’on se contenterait de sourire. Et le moyen de ne pas sourire, mais comme on sourit de bonheur, au bonheur ? Jacques avait reconnu aussitôt la même espèce de bonheur dans celui du Professeur et de sa fille. C’était une intimité simple, où tout était simple, qui effaçait l’inégalité des âges par l’harmonie des humeurs. Au collège ou chez son père, Jacques craignait de montrer sa joie s’il avait de la joie : une soeur lui aurait demandé le motif de sa joie, comme s’il était défendu d’être joyeux sans aucun motif. Ou s’il se mettait à chanter, il s’arrêtait, parce qu’une autre soeur n’allait pas manquer de lui dire qu’il chantait faux, comme si l’on n’avait pas le droit de chanter si l’on chante faux. Ou bien, le livre qu’il lisait n’était plus de son âge ou ne l’était pas encore. À La Châtelière, Jacques avait le droit de chanter faux, de rire sans motif, de ne pas rire, de ne pas chanter, d’ouvrir tous les livres, de s’y plaire ou de s’y déplaire. Timide partout, il ne l’avait jamais été, il n’avait jamais songé à l’être seul avec son oncle Poliche. Il pouvait dire : je n’ai pas faim ; j’ai sommeil. Cela ne relevait d’aucun tribunal. Il pouvait poser des questions du matin au soir : « Poliche, explique-moi... Poliche, je n’ai pas compris... » Poliche essayait d’expliquer, Poliche avouait que lui non plus ne comprenait pas. Poliche ne s’étonnait pas qu’un petit garçon soit maladroit, que certains jours, on ne sait comment, il cassa tout ce qu’il touche, qu’il s’arrache la peau des genoux, qu’il se déchire, qu’il soit dépeigné, qu’il tombe dans le bassin en rattrapant son bateau, qu’il se coupe en taillant des paniers dans des marrons d’Inde. Il ne déclamait pas. Il pansait le doigt ou le genou ; il administrait la teinture d’iode. Il apprenait au garçon comment on ramène un bateau sans tomber dans le bassin. Il n’avait jamais l’air de croire que le petit garçon était une race exécrable, qu’il faudrait supprimer ou enfermer. Il savait qu’à sept ans, et même à douze, on a besoin d’une caresse, parfois, ou d’un mot qui soit une caresse. Le pacte de La Châtelière était celui d’une liberté mutuelle. « Cet après-midi, j’accompagne le garde-chasse » disait Jacques. Et Poliche : «

Un voleur d’enfant 169 Je vais aux champignons.» Il n’argumentait pas en faveur des champignons. Si Jacques abandonnait le garde-chasse pour les champignons, il fallait qu’il soit toujours libre de préférer le garde-chasse. Souvent, c’était l’idée de Jacques qui gagnait mais l’oncle ajoutait : « Je préfère avoir du plaisir avec toi que du plaisir sans toi.» Jacques n’avait pas à traîner Poliche comme on traîne un esclave. « Tu fais presque toujours ce que je veux. Pourquoi, Poliche ?» « Parce que je le veux » répondait Poliche. Poliche n’avait pas eu besoin de publier les conditions du pacte, qui était qu’un mensonge aurait rompu le pacte, que Jacques était libre de dire ou de ne pas dire où il avait coupé des fleurs, d’où il sortait pour être plus noir et barbouillé qu’un ramoneur. Jacques regardait Poliche, les yeux dans les yeux ; ils avaient les mêmes yeux. Jacques finissait par rire : « Tu sais bien que je viens de jouer au mineur dans la cave à charbon.» « Je le sais puisque tu le dis.» Et, au lieu de tempêter, à gestes tragiques : « Horrible race des petits garçons ! » Poliche demandait : « Jouer au mineur, cela consiste en quoi ?» De là, à la mine et au mineur : que ce n’était pas un jeu ce métier-là, quand on était un vrai mineur; ce que l’on tirait d’une mine, le minerai, l’or ou le sel, les maladies des mineurs, les grèves aussi. De son ton de conteur toujours, le même pour conter une chasse ou une course de chevaux, Jacques aussi bien dans la baignoire. Si les soeurs en gerbe, chez le père, interrogeaient Jacques, à sourires plus ou moins perfides, sur ce qu’ils pouvaient bien faire, l’oncle et lui, toute la sainte journée, puisque toute la journée ils étaient ensemble. « Oh ! pas toute la journée » répondait Jacques, à qui les soeurs n’arrachaient que des formules évasives. Même tout petit garçon il sentait qu’une gerbe de filles ne comprendraient rien à un Poliche de bonheurs qui n’était ni père, ni frère, ni maître, ni exactement oncle ou parrain, mais Poliche. Passé la grille de La Châtelière, c’était un autre monde, où l’on affirmait très haut que le mensonge était une faute abominable, mais où le mensonge était de rigueur comme la cravate du dimanche ou le Bénédicité au début des repas. Au collège, les élèves qui étaient couvés et cajolés étaient ceux qui mentaient en impudents. Les bons Pères (comme on disait) étaient trop fins pour ne pas éventer des ruses grossières mais ils faisaient semblant de s’y laisser prendre. Ils honoraient les flatteurs. Ils louaient la piété d’imposteurs vulgaires qui ne priaient que pour obtenir la perpétuité des louanges. C’était le triomphe des mines chafouines et des mains jointes. Les bons Pères eux-mêmes devaient mentir, mais comment démasquer leurs mensonges ? Ils avaient de la diplomatie à déjouer tous les diplomates. Jacques, dans sa jugeote de jeune garçon, en venait à douter de tout, de Dieu autant que des bons Pères. Il était bien étonnant qu’ils ai-

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Je vais aux champignons.» Il n’argumentait pas en faveur des champignons.<br />

Si Jacques abandonnait le garde-chasse pour les champignons, il<br />

fallait qu’il soit toujours libre de préférer le garde-chasse. Souvent, c’était<br />

l’idée de Jacques qui gagnait mais l’oncle ajoutait : « Je préfère avoir du<br />

plaisir avec toi que du plaisir sans toi.» Jacques n’avait pas à traîner Poliche<br />

comme on traîne un esclave. « Tu fais presque toujours ce que je<br />

veux. Pourquoi, Poliche ?» « Parce que je le veux » répondait Poliche.<br />

Poliche n’avait pas eu besoin de publier les conditions du pacte, qui était<br />

qu’un mensonge aurait rompu le pacte, que Jacques était libre de dire ou<br />

de ne pas dire où il avait coupé des fleurs, d’où il sortait pour être plus<br />

noir et barbouillé qu’un ramoneur. Jacques regardait Poliche, les yeux<br />

dans les yeux ; ils avaient les mêmes yeux. Jacques finissait par rire : «<br />

Tu sais bien que je viens de jouer au mineur dans la cave à charbon.» « Je<br />

le sais puisque tu le dis.» Et, au lieu de tempêter, à gestes tragiques : «<br />

Horrible race des petits garçons ! » Poliche demandait : « Jouer au mineur,<br />

cela consiste en quoi ?» De là, à la mine et au mineur : que ce<br />

n’était pas un jeu ce métier-là, quand on était un vrai mineur; ce que l’on<br />

tirait d’une mine, le minerai, l’or ou le sel, les maladies des mineurs, les<br />

grèves aussi. De son ton de conteur toujours, le même pour conter une<br />

chasse ou une course de chevaux, Jacques aussi bien dans la baignoire. Si<br />

les soeurs en gerbe, chez le père, interrogeaient Jacques, à sourires plus<br />

ou moins perfides, sur ce qu’ils pouvaient bien faire, l’oncle et lui, toute<br />

la sainte journée, puisque toute la journée ils étaient ensemble. « Oh ! pas<br />

toute la journée » répondait Jacques, à qui les soeurs n’arrachaient que<br />

des formules évasives.<br />

Même tout petit garçon il sentait qu’une gerbe de filles ne comprendraient<br />

rien à un Poliche de bonheurs qui n’était ni père, ni frère, ni<br />

maître, ni exactement oncle ou parrain, mais Poliche. Passé la grille de <strong>La</strong><br />

Châtelière, c’était un autre monde, où l’on affirmait très haut que le mensonge<br />

était une faute abominable, mais où le mensonge était de rigueur<br />

comme la cravate du dimanche ou le Bénédicité au début des repas. Au<br />

collège, les élèves qui étaient couvés et cajolés étaient ceux qui mentaient<br />

en impudents. Les bons Pères (comme on disait) étaient trop fins pour ne<br />

pas éventer des ruses grossières mais ils faisaient semblant de s’y laisser<br />

prendre. Ils honoraient les flatteurs. Ils louaient la piété d’imposteurs<br />

vulgaires qui ne priaient que pour obtenir la perpétuité des louanges.<br />

C’était le triomphe des mines chafouines et des mains jointes.<br />

Les bons Pères eux-mêmes devaient mentir, mais comment démasquer<br />

leurs mensonges ? Ils avaient de la diplomatie à déjouer tous les diplomates.<br />

Jacques, dans sa jugeote de jeune garçon, en venait à douter de<br />

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