La Folie - MML Savin

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148 La Folie Le menu fretin des adorateurs aurait été bien surpris que la même Gribiche fût une chatte si experte en l’art de toutes les caresses. Elle en avait d’ardentes, d’autres, les plus tendres, à seulement frôler de son cou de chatte le cou de l’homme. L’homme, d’une main savante, rendait parfois une caresse pour tant de caresses ; cela suspendait d’extase le jeu des orgues. Bien sûr, il avait un petit paquet dans sa poche, et plus d’un ; Ilse aussi, quand elle était du rendez-vous, apportait son paquet. Mais ce n’était pas pour ce que l’homme tirait du paquet ! Il fallait souvent insister, le gras du jambon en évidence. Elle aurait préféré les caresses de l’homme au gras, ou simplement ce privilège, qu’il lui accordait, de frôler, de tendre une patte jusqu’à l’oreille, d’enfouir son front d’amoureuse entre le cou et le menton. Ilse se disait : « Elle l’aime. Ce n’est pas une chatte qui a faim ou qui ne vient que pour les friandises. Elle les accepte : cela fait partie de la politesse. Est-ce que je ne mange pas les bonbons et les gâteaux de Jacques, puisqu’il est entendu que je suis gourmande ! Mais je me priverais de gâteaux ma vie durant pour une minute de plus au cou de Jacques. Gribiche doit avoir quelque part, dans le quartier, son coussin au coin du feu, son assiette de lait, ses chatons à elle, sa vie de chatte à elle, comme j’ai la mienne. Elle se dérobe si je veux la caresser. Si je venais seule, désormais, à ce rendez-vous, elle ne viendrait plus. Ce n’est pas avec moi qu’elle a ses rendez-vous.» Gribiche sur l’épaule, l’homme avait son long visage de bonheur, la même paix, la même bonté dans la façon d’entr’ouvrir les lèvres, la même royauté dans ses yeux noirs ; mais, de temps en temps, quand il rendait une caresse, une main à cette chatte sur son épaule, était-ce de douleur qu’il fermait un instant les yeux, comme si le mouvement était la cause d’une douleur ? Le visage aux yeux fermés était un visage de souffrance, où la souffrance n’enlevait rien au bonheur. « L’autre jour, se disait Ilse, je m’étais proprement coupée, chez Jacques au tranchant de cette vitre cassée : une coupure aussi méchante qu’Ilse méchante. J’en dansais de souffrance. Est-ce que j’en avais moins de bonheur ? Quand il se mit en devoir de me laver la coupure, j’avais des larmes qui me coulaient au long du nez. Jacques, qui n’est pas toujours aussi tendre, mit tout à coup un baiser sur mes larmes ... Ah ! que j’avais du bonheur ! Et maintenant, entre Gribiche et les béquilles, je suis heureuse. Jacques, Nestor, la demoiselle, le Colonel, j’ai tout donné pêlemêle aux beaux yeux noirs pour qu’ils les brûlent, et tout de suite, à seu-

Gribiche 149 lement apercevoir les deux tiges et mon cher ami le pendu, la demoiselle pouvait bien me regarder sans me voir, Jacques s’envoler comme une hirondelle, j’étais sauvée ; le soleil ou l’homme avait tout brûlé dans une flamme de bonheur. Est-ce que cela m’empêche de souffrir à chaque fois que je pense, et j’y pense, à Jacques, à la robe blanche ?» Les yeux fermés, l’homme s’attardait, aujourd’hui, à caresser la petite chatte ; d’une main si souple, si savante, d’un mouvement si facile que ce ne pouvait être le mouvement de sa main qui fût la cause de sa souffrance. « Nous n’avons que les mêmes caresses de nos doigts, se disait Ilse, pour une chatte, pour un enfant, pour un châle de Bavière, pour Jacques ou pour Ilse.» Un vêtement qui se balance, on a vite fait de dire que c’est un pendu que le vent balance, ou un épouvantail, que les pantalons sont vides de jambes, qu’il n’y a plus de poitrine, plus de coeur à l’intérieur de la veste, ou plus rien à l’intérieur du coeur, que c’est un corps qui n’est plus rien, des mains qui ne sont plus que des mains a béquilles, que cet homme n’est qu’un pur esprit, un bonheur pur ; on oublie toujours trop vite que c’est encore tout un homme, un coeur, des jambes, sous l’apparence d’un épouvantail ; que les doigts qui caressent, s’ils hésitent, s’ils s’attardent, hésitent, s’attardent à des souvenirs d’autres caresses, que tous les souvenirs, toutes les souffrances vivent et brûlent dans les yeux noirs d’un long visage de bonheur, même si les yeux se ferment pendant le temps d’une caresse. La chatte Gribiche (qui ne répondait à ce nom qu’à la borne au milieu du pont) se déprit soudain de la caresse qui s’attardait, sauta de l’épaule sur le parapet et disparut. C’était ainsi à chaque rendez-vous. Il était inutile d’appeler. Sur la corniche du pont, de l’autre côté du parapet, Gribiche entendait ce Gribiche, qui n’était plus son nom, et s’en revenait, mironton-mirontaine, tout droit à sa rue du Moulin-de-Beurre. Ilse ni l’homme n’appelaient. Ils déposaient les restes de leurs petits paquets sur la pierre, en offrande ; les matous du quartier se partageaient l’offrande. Quand la mécanique à nouveau fut en route, Ilse, exacte à la consigne («Ne t’éloigne pas» avait dit le Professeur) : «Bonjour » dit-elle. À reculons devant le balancier, elle voulait voir le visage, et s’il était toujours tout le bonheur d’un homme sur un visage. Le visage souriait d’un long sourire de tout le beau visage. Les yeux riaient. - Je suis heureuse dit Ilse. Bonjour ! - Bonjour ! dit l’homme. Je suis heureux. Ilse à la cochère : « Je suis heureuse. J’ai dit que j’étais heureuse.»

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lement apercevoir les deux tiges et mon cher ami le pendu, la demoiselle<br />

pouvait bien me regarder sans me voir, Jacques s’envoler comme une hirondelle,<br />

j’étais sauvée ; le soleil ou l’homme avait tout brûlé dans une<br />

flamme de bonheur. Est-ce que cela m’empêche de souffrir à chaque fois<br />

que je pense, et j’y pense, à Jacques, à la robe blanche ?»<br />

Les yeux fermés, l’homme s’attardait, aujourd’hui, à caresser la petite<br />

chatte ; d’une main si souple, si savante, d’un mouvement si facile<br />

que ce ne pouvait être le mouvement de sa main qui fût la cause de sa<br />

souffrance. « Nous n’avons que les mêmes caresses de nos doigts, se disait<br />

Ilse, pour une chatte, pour un enfant, pour un châle de Bavière, pour<br />

Jacques ou pour Ilse.» Un vêtement qui se balance, on a vite fait de dire<br />

que c’est un pendu que le vent balance, ou un épouvantail, que les pantalons<br />

sont vides de jambes, qu’il n’y a plus de poitrine, plus de coeur à<br />

l’intérieur de la veste, ou plus rien à l’intérieur du coeur, que c’est un<br />

corps qui n’est plus rien, des mains qui ne sont plus que des mains a béquilles,<br />

que cet homme n’est qu’un pur esprit, un bonheur pur ; on oublie<br />

toujours trop vite que c’est encore tout un homme, un coeur, des jambes,<br />

sous l’apparence d’un épouvantail ; que les doigts qui caressent, s’ils hésitent,<br />

s’ils s’attardent, hésitent, s’attardent à des souvenirs d’autres caresses,<br />

que tous les souvenirs, toutes les souffrances vivent et brûlent<br />

dans les yeux noirs d’un long visage de bonheur, même si les yeux se<br />

ferment pendant le temps d’une caresse.<br />

<strong>La</strong> chatte Gribiche (qui ne répondait à ce nom qu’à la borne au milieu<br />

du pont) se déprit soudain de la caresse qui s’attardait, sauta de<br />

l’épaule sur le parapet et disparut. C’était ainsi à chaque rendez-vous. Il<br />

était inutile d’appeler. Sur la corniche du pont, de l’autre côté du parapet,<br />

Gribiche entendait ce Gribiche, qui n’était plus son nom, et s’en revenait,<br />

mironton-mirontaine, tout droit à sa rue du Moulin-de-Beurre. Ilse ni<br />

l’homme n’appelaient. Ils déposaient les restes de leurs petits paquets sur<br />

la pierre, en offrande ; les matous du quartier se partageaient l’offrande.<br />

Quand la mécanique à nouveau fut en route, Ilse, exacte à la consigne<br />

(«Ne t’éloigne pas» avait dit le Professeur) : «Bonjour » dit-elle. À<br />

reculons devant le balancier, elle voulait voir le visage, et s’il était toujours<br />

tout le bonheur d’un homme sur un visage. Le visage souriait d’un<br />

long sourire de tout le beau visage. Les yeux riaient.<br />

- Je suis heureuse dit Ilse. Bonjour !<br />

- Bonjour ! dit l’homme. Je suis heureux.<br />

Ilse à la cochère : « Je suis heureuse. J’ai dit que j’étais heureuse.»

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