La Folie - MML Savin

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146 La Folie balancement, que la mécanique était en route. Et, quand elle eut vérifié un moment la régularité de la mécanique, d’une voix familière : - Bonjour, dit-elle. Et lui : - Bonjour. C’était leur mot de passe pour toujours. Elle n’avait pas dit son nom, ni ce jour-là ni un autre. Qu’importe un nom ? Elle ne disait jamais « à demain », « à bientôt » ou « je ne suis pas venue parce que j’étais en voyage », ou « j’ai beaucoup de travail, c’est l’époque des examens.» Est-ce voyager, travailler, qui importe ? Elle n’interrogeait pas. Il n’allait pas vers elle ; c’était elle qui venait à lui, pour dire ; et, chaque fois, elle ne dit que ce qui importe. Elle le dit aussitôt. Qui apporte un bouquet le donne et n’en parle plus. Elle disait et ne parlait plus. Une fois, elle avait dit : « Je l’aime depuis que je l’ai vu.» Il y avait bien deux ans qu’elle l’avait dit. Une autre fois : « Ne pas dire que l’on aime, quand on aime, ce n’est pas encore aimer.» Un jour (c’était quelques jours après Pâques) : « Il m’aime.» Elle était grave, presque sombre. Elle accompagna sans rien dire, à sa manière. Rien de plus naturel, puisqu’elle avait dit ce qui importait. Mais, au milieu du pont, et regardant cette pierre massive, borne ou billot, comme si elle parlait. à la pierre : « Si un jour il ne m’aimait plus je me tuerais.» Son compagnon était si proche derrière elle qu’il n’avait pas pu ne pas l’entendre. Elle le regarda. Rien n’avait bougé sur le beau visage long ; pas le moindre signe de surprise, de réprobation ou de compassion. Allait-il parler ? Mais que pouvait-il dire qui fût plus éloquent que son visage de bonheur ? Il s’appuya à la pierre, plus dressé qu’assis. Ce n’était qu’une épave d’homme, s’il acceptait d’être une épave. « J’ai de la chance, dit-il enfin. Ils ont posé cette pierre pour moi. Je ne l’aurais pas aussi bien choisie si je l’avais choisie moi-même.» Quelle douceur ! Que de délicatesse à ne jamais parler que de soi et de ses chances ! Cette pierre, que toutes les mères d’un quartier maudissaient, qui si facilement serait la première et la dernière marche avant la porte de la mort, ce n’était plus une pierre maudite, mais un don ; il en remerciait la pierre, les hommes, comme il remerciait le soleil être le soleil, malgré la fournaise et la sueur. Depuis ce jour d’après Pâques, Ilse passait à côté de la pierre maudite sans frayeur, sans voir autre chose, au-dessus de la palissade, que le ciel et les nuages. Elle ne sentait plus le désir de monter sur la pierre, et encore de se pencher, comme elle avait fait le lendemain de l’aventure du petit César. (Elle aurait enjambé, là-haut, pour dominer un moment a califourchon, si les nuages ne lui avaient semblé tout à coup d’immenses et

Gribiche 147 terribles nuages dans un autre ciel). Elle avait compris une fois pour toutes que, chaque jour à trois heures, neige ou soleil, elle avait le droit de courir à la rencontre d’un homme, qui était plus qu’un homme et moins qu’un homme entre deux béquilles, et, s’il lui arrivait d’être malheureuse, de lui remettre pêle-mêle tout son malheur en trois mots de phrases, pour qu’il le brûle, pour qu’il en tire du trésor de bonheur, comme les fées de son enfance tiraient un carrosse d’or d’une motte de beurre ou d’une citrouille. Quand elle disait : « J’étais malheureuse », c’était lui dire qu’elle ne l’était plus. Aujourd’hui, en compagnie de son ami le pendu, elle aurait croisé Ilse méchante à moitié du pont, elle lui aurait montré les cornes (Hou ! la méchante !) et elle l’aurait invitée à gravir au plus vite la première et dernière marche, à se fracasser ses méchants os sous les roues des wagons, une rame toutes les trois minutes. - Elle nous attendait ! dit l’ami pendu. Ilse tressaillit. Il ne s’agissait pas d’Ilse la méchante mais de Gribiche, qui n’était qu’une toute petite chatte, dont c’était la race d’être aussi petite: ; la race Gribiche dans l’espèce Chat comme la race Ilse dans l’espèce Homme : personne n’aurait pensé, en voyant Ilse : « Quand elle aura grandi ;» on ne pouvait pas l’imaginer aux dimensions d’une géante bavaroise. De même Gribiche, qui était une chatte parfaite, être tout à fait une chatte aux dimensions d’un enfant-chat. Les adorateurs de Gribiche savaient qu’elle était princesse. Elle ne jouait pas ; elle réservait ses politesses, elle n’acceptait que de rares caresses. Elle n’avait du ronron que par privilège. Elle ne débarquait pourtant ni de Sumatra ni de Pointà-Pitre ; elle était née dans un grenier de la rue du Moulin-de-Beurre ; elle ne ressemblait ni à un caniche ni à un hibou ni même à un tigre ; offusquée si des courtisans ignares la prenaient pour un chat, car elle était chatte, à le faire savoir ; ses trois couleurs (comme chatte se doit), des yeux d’enjôleuse, flexible, sans poids, la détente d’un arc lorsqu’on essayait de la saisir. Chaque jour, un moment avant trois heures, Gribiche, comme par hasard à l’abri de la borne-belvedère, s’occupait furieusement à sa toilette. Quand l’homme aux béquilles était à ses dix pas de béquilles, elle sortait de son abri et s’avançait en souveraine, cette légère dérogation à l’étiquette comme un hommage. Puis elle accompagnait, passant et repassant entre les béquilles, sans peur aucune du balancier à costume d’homme, un prélude d’apparat aux grandes orgues du ronron. L’illustre visiteur, confortablement appuyé contre la pierre et délivré de ses béquilles, elle lui sautait sur les épaules.

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terribles nuages dans un autre ciel). Elle avait compris une fois pour toutes<br />

que, chaque jour à trois heures, neige ou soleil, elle avait le droit de<br />

courir à la rencontre d’un homme, qui était plus qu’un homme et moins<br />

qu’un homme entre deux béquilles, et, s’il lui arrivait d’être malheureuse,<br />

de lui remettre pêle-mêle tout son malheur en trois mots de phrases, pour<br />

qu’il le brûle, pour qu’il en tire du trésor de bonheur, comme les fées de<br />

son enfance tiraient un carrosse d’or d’une motte de beurre ou d’une citrouille.<br />

Quand elle disait : « J’étais malheureuse », c’était lui dire qu’elle<br />

ne l’était plus.<br />

Aujourd’hui, en compagnie de son ami le pendu, elle aurait croisé<br />

Ilse méchante à moitié du pont, elle lui aurait montré les cornes (Hou ! la<br />

méchante !) et elle l’aurait invitée à gravir au plus vite la première et dernière<br />

marche, à se fracasser ses méchants os sous les roues des wagons,<br />

une rame toutes les trois minutes.<br />

- Elle nous attendait ! dit l’ami pendu.<br />

Ilse tressaillit. Il ne s’agissait pas d’Ilse la méchante mais de Gribiche,<br />

qui n’était qu’une toute petite chatte, dont c’était la race d’être aussi<br />

petite: ; la race Gribiche dans l’espèce Chat comme la race Ilse dans<br />

l’espèce Homme : personne n’aurait pensé, en voyant Ilse : « Quand elle<br />

aura grandi ;» on ne pouvait pas l’imaginer aux dimensions d’une géante<br />

bavaroise. De même Gribiche, qui était une chatte parfaite, être tout à fait<br />

une chatte aux dimensions d’un enfant-chat. Les adorateurs de Gribiche<br />

savaient qu’elle était princesse. Elle ne jouait pas ; elle réservait ses politesses,<br />

elle n’acceptait que de rares caresses. Elle n’avait du ronron que<br />

par privilège. Elle ne débarquait pourtant ni de Sumatra ni de Pointà-Pitre<br />

; elle était née dans un grenier de la rue du Moulin-de-Beurre ; elle<br />

ne ressemblait ni à un caniche ni à un hibou ni même à un tigre ; offusquée<br />

si des courtisans ignares la prenaient pour un chat, car elle était<br />

chatte, à le faire savoir ; ses trois couleurs (comme chatte se doit), des<br />

yeux d’enjôleuse, flexible, sans poids, la détente d’un arc lorsqu’on essayait<br />

de la saisir.<br />

Chaque jour, un moment avant trois heures, Gribiche, comme par<br />

hasard à l’abri de la borne-belvedère, s’occupait furieusement à sa toilette.<br />

Quand l’homme aux béquilles était à ses dix pas de béquilles, elle<br />

sortait de son abri et s’avançait en souveraine, cette légère dérogation à<br />

l’étiquette comme un hommage. Puis elle accompagnait, passant et repassant<br />

entre les béquilles, sans peur aucune du balancier à costume<br />

d’homme, un prélude d’apparat aux grandes orgues du ronron. L’illustre<br />

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