La Folie - MML Savin
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144 La Folie Elle ne dit pas ce qui la rendait malheureuse. Il n’avait pas à dire pourquoi il était heureux. Un pendu, d’ordinaire, n’a pas l’air heureux. Celui-ci n’était pas de la variété ordinaire. Il avait le visage d’un homme qui est toujours heureux. Rien de malade, rien de tendu parmi les traits de ce visage. Rien de crispé. C’était un beau visage long, au nez droit un peu long ; le front haut barré d’une mèche d’argent qui dépassait du chapeau. Avait-il l’âge des cheveux d’argent ? Ce ne devait pas être un homme jeune, mais il avait la jeunesse éternelle de son bonheur ; la même jeunesse, le même bonheur dans ses yeux noirs, des yeux qui riaient quand ils regardaient Ilse. Le veston, le pantalon étaient mieux que propres. Ils avaient même le luxe discret que peut accorder à son vêtement un homme pendu entre deux tiges. Les autres pendus auraient jugé que c’était beaucoup de raffinement pour un pauvre corps de pendu, qui n’était presque plus qu’un vêtement. C’est qu’ils n’ont pas le crâne qu’avait celui-là, de qui plus d’un juge aurait envié le crâne. -Je m’excuse, dit-il, de ne pouvoir vous tendre la main. Ce n’était pas que ses mains fussent aussi mortes que les jambes. Puissantes et souples au contraire, au bout de bras puissants ; mains et bras, seuls serviteurs au service d’un crâne. Mais il voulait dire, comme Ilse savait, qu’il était imprudent de suspendre le mouvement régulier de la mécanique. Ilse, à coté de l’heureux pendu gardait la distance qui était convenable à ne gêner aucune manoeuvre. De près, il était clair que le crâne commandait à tout, calculait tout, l’effort, le balancement, où poser les tiges de métal, où reposer un instant les pieds. Les actes compliqués s’accomplissaient sans aucun bruit, grâce aux énormes caoutchoucs dont étaient munies les tiges. L’homme respirait amplement, mais en silence. Il fallait être attentif au gonflement des épaules, à la sueur qui ruisselait sur le beau visage pour comprendre quelle énergie exigeait pareil exercice. « Encore la moitié du pont » fit l’homme, en arrivant au pont. Au milieu du pont, il s’arrêta. Par on ne savait quelle fantaisie administrative, une pierre massive, qui tenait du billot par la forme et de la borne kilométrique par la hauteur, marquait exactement le milieu du pont. À l’heure des gamins, on se disputait ce belvédère pour gamins, d’où l’on aurait pu, nuit et jour, contrôler les arrivées et les départs. Juché sur la pierre le moindre gamin dépassait le parapet de plus d’une tête. Enjamber, dominer à califourchon l’empire des trains comme un César équestre, c’était le délire des gamins et la terreur des mères. Quand une délégation des mères s’en venait en expédition punitive, les gamins avaient le temps de voir venir, assurés de l’impunité, car il aurait fallu les cerner pour les saisir, combiner un plan et un horaire, les investir à la fois
Gribiche 145 de Plaisance et de Vaugirard. Elles exposaient leurs doléances à l’agent de service qui surveillait la porte de l’école, rue de l’Ouest, mais que pouvait la police ? « Vous n’avez qu’à les fesser vos mioches » disait l’agent. À quoi, les mères : « Même qu’ils n’auraient rien fait, Monsieur l’Agent ? Et la justice, alors ?» L’agent grognait, qui n’osait pas répondre, comme Monsieur Goethe, qu’il préférait la fessée préventive à un accident. Tout le quartier en émoi, aux Rameaux de cette année, à l’histoire de ce marmouset de la Maternelle qui avait joué au César, qui avait perdu l’équilibre et que ses camarades avaient tenu, plus d’un quart d’heure, à la force des poignets, en attendant du secours, une rame de wagons sous l’imprudent César toutes les trois minutes. Et qui punir ? Le César de la Maternelle en fut une semaine au lit, par une fièvre de peur, et l’on était bien obligé de féliciter les camarades. Il fut question, quelques jours, d’interdire le pont ; puis l’enfant se guérit de sa fièvre ; on oublia le dangereux belvédère. On ne peut pas supprimer les trains et les ponts, à cause de l’imprudence de tant de petits Césars ! La même pierre, qui était désastreuse aux gamins, était amicale à l’infirme. L’homme aux tiges de métal, qui n’avait pas la liberté de s’asseoir, trouvait à s’y appuyer, assis sans s’asseoir, comme les chanoines à leurs vêpres, qui sont des chanoines debout, mais cependant assis, grâce à cette planchette de dossier si bien nommée Miséricorde. Tout ce qui touchait la vie de cet homme devenait bonté, sollicitude, miséricorde. Une pierre, qui pouvait être tragique, était une pierre heureuse. Les gamins n’auraient pas été si batailleurs, vantards et risque-tout, s’il avait assisté à leurs jeux. Il n’aurait pas crié des ordres ou des menaces. Il n’aurait point parlé de fesser ou de tirer les oreilles. Il n’avait point de force à gaspiller. Il employait toute la sienne à ce trajet, du coin de la rue Vercingitorix à cette borne au milieu du pont. Il parlait presque à voix basse, pour ne point gaspiller. Un jour, il n’avait pas bien calculé la pesée de sa tête en avant ou l’angle de ses tiges, l’une avait glissé. Qu’elle glisse donc et qu’elle tombe ! Il avait ouvert la main pour ne pas tomber avec elle sur le trottoir. Grâce à l’autre tige, habilement dirigée, il était arrivé à ne pas tomber tout à fait, collé au mur par une seule béquille comme par un contrefort. Il ne pouvait rien de plus. Ne pas injurier le sort ni le pavé glissant, ne pas se plaindre, sourire encore, être heureux de son bonheur, même collé au mur sans un mouvement, c’était tout simple ; cela ne dépendait que de lui. Il avait raison être heureux : à peine au mur, il vit deux tresses blondes qui volaient, une jeune demoiselle qui lui souriait, qui avait ramassé la béquille, qui la plaçait déjà, qui s’entendait si bien aux points d’appui, au
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César de la Maternelle en fut une semaine au lit, par une fièvre de peur, et<br />
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l’infirme. L’homme aux tiges de métal, qui n’avait pas la liberté de<br />
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grâce à cette planchette de dossier si bien nommée Miséricorde. Tout ce<br />
qui touchait la vie de cet homme devenait bonté, sollicitude, miséricorde.<br />
Une pierre, qui pouvait être tragique, était une pierre heureuse. Les gamins<br />
n’auraient pas été si batailleurs, vantards et risque-tout, s’il avait<br />
assisté à leurs jeux. Il n’aurait pas crié des ordres ou des menaces. Il<br />
n’aurait point parlé de fesser ou de tirer les oreilles. Il n’avait point de<br />
force à gaspiller. Il employait toute la sienne à ce trajet, du coin de la rue<br />
Vercingitorix à cette borne au milieu du pont. Il parlait presque à voix<br />
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Un jour, il n’avait pas bien calculé la pesée de sa tête en avant ou<br />
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tombe ! Il avait ouvert la main pour ne pas tomber avec elle sur le trottoir.<br />
Grâce à l’autre tige, habilement dirigée, il était arrivé à ne pas tomber tout<br />
à fait, collé au mur par une seule béquille comme par un contrefort. Il ne<br />
pouvait rien de plus. Ne pas injurier le sort ni le pavé glissant, ne pas se<br />
plaindre, sourire encore, être heureux de son bonheur, même collé au mur<br />
sans un mouvement, c’était tout simple ; cela ne dépendait que de lui. Il<br />
avait raison être heureux : à peine au mur, il vit deux tresses blondes qui<br />
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qui la plaçait déjà, qui s’entendait si bien aux points d’appui, au