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La Folie - MML Savin

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

Elle ne dit pas ce qui la rendait malheureuse. Il n’avait pas à dire<br />

pourquoi il était heureux. Un pendu, d’ordinaire, n’a pas l’air heureux.<br />

Celui-ci n’était pas de la variété ordinaire. Il avait le visage d’un homme<br />

qui est toujours heureux. Rien de malade, rien de tendu parmi les traits de<br />

ce visage. Rien de crispé. C’était un beau visage long, au nez droit un peu<br />

long ; le front haut barré d’une mèche d’argent qui dépassait du chapeau.<br />

Avait-il l’âge des cheveux d’argent ? Ce ne devait pas être un homme<br />

jeune, mais il avait la jeunesse éternelle de son bonheur ; la même jeunesse,<br />

le même bonheur dans ses yeux noirs, des yeux qui riaient quand<br />

ils regardaient Ilse. Le veston, le pantalon étaient mieux que propres. Ils<br />

avaient même le luxe discret que peut accorder à son vêtement un homme<br />

pendu entre deux tiges. Les autres pendus auraient jugé que c’était beaucoup<br />

de raffinement pour un pauvre corps de pendu, qui n’était presque<br />

plus qu’un vêtement. C’est qu’ils n’ont pas le crâne qu’avait celui-là, de<br />

qui plus d’un juge aurait envié le crâne.<br />

-Je m’excuse, dit-il, de ne pouvoir vous tendre la main.<br />

Ce n’était pas que ses mains fussent aussi mortes que les jambes.<br />

Puissantes et souples au contraire, au bout de bras puissants ; mains et<br />

bras, seuls serviteurs au service d’un crâne. Mais il voulait dire, comme<br />

Ilse savait, qu’il était imprudent de suspendre le mouvement régulier de la<br />

mécanique. Ilse, à coté de l’heureux pendu gardait la distance qui était<br />

convenable à ne gêner aucune manoeuvre. De près, il était clair que le<br />

crâne commandait à tout, calculait tout, l’effort, le balancement, où poser<br />

les tiges de métal, où reposer un instant les pieds. Les actes compliqués<br />

s’accomplissaient sans aucun bruit, grâce aux énormes caoutchoucs dont<br />

étaient munies les tiges. L’homme respirait amplement, mais en silence. Il<br />

fallait être attentif au gonflement des épaules, à la sueur qui ruisselait sur<br />

le beau visage pour comprendre quelle énergie exigeait pareil exercice. «<br />

Encore la moitié du pont » fit l’homme, en arrivant au pont. Au milieu du<br />

pont, il s’arrêta. Par on ne savait quelle fantaisie administrative, une<br />

pierre massive, qui tenait du billot par la forme et de la borne kilométrique<br />

par la hauteur, marquait exactement le milieu du pont.<br />

À l’heure des gamins, on se disputait ce belvédère pour gamins,<br />

d’où l’on aurait pu, nuit et jour, contrôler les arrivées et les départs. Juché<br />

sur la pierre le moindre gamin dépassait le parapet de plus d’une tête. Enjamber,<br />

dominer à califourchon l’empire des trains comme un César<br />

équestre, c’était le délire des gamins et la terreur des mères. Quand une<br />

délégation des mères s’en venait en expédition punitive, les gamins<br />

avaient le temps de voir venir, assurés de l’impunité, car il aurait fallu les<br />

cerner pour les saisir, combiner un plan et un horaire, les investir à la fois

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