La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

Chapitre XIX Gribiche Elle prit un petit paquet sur la table de la cuisine et, légère, comme si elle s’échappait elle descendit, quatre marches à quatre, sans même dénouer son tablier, ses nattes blondes au-dessus d’elle, comme des ailes. Puis elle courut jusqu’à l’escalier du pont, à ce cul-de-sac que formait la rue, aussi vive à grimper qu’à descendre. Entre les parapets de ciment, c’était un pont désert sous le soleil. Après ce pont, d’une largeur d’avenue, la rue du Château, étroite, sinueuse, se perdait vers Plaisance ou Montrouge, fidèle au sentier qu’elle avait été, indifférente aux démolisseurs, cuisant à la fournaise ses maisons l’une sur l’autre, qui s’épaulaient et se retenaient, chaque maison debout par la masse de toutes les autres. Stores baissés, volets clos, les façades, les devantures, tout dormait dans l’ivresse de l’été. Une ville morte : on l’aurait pu croire sans la voiture à chevaux d’un limonadier, juste à l’angle de la rue Vercingétorix. C’était cet angle, précisément, que fixait Ilse. « Serait-il malade ? se demandait-elle. Pourtant, je ne suis pas en retard.» Une horloge venait de sonner trois heures. Il y avait toujours une sorte de brise sur le pont, comme une brise de mer, qui apportait des sonneries de cloches ou d’horloge ; on ne savait de quelles cloches ni de quelle horloge : c’était peut-être une horloge de Guingamp ou de Saint-Malo qui venait de sonner trois heures. Le pont trop large était une espèce de lieu magique. Un jour sans doute, il servi-

Gribiche 143 rait de pont. Mais un pont qui n’aboutit directement qu’à un escalier ; qu’à un dédale de ruelles ; à des maisons condamnées et vidées derrière des palissades, d’autres éventrées, leurs entrailles de plâtre, cloisons et papiers peints, à la pluie et au vent ; des carcasses sans toiture ; des cheminées suspendues dans le vide ; l’impudeur et le délabrement, quel décor pour un Sabbat ! Ce vaste pont inutile, au milieu, comme une piste de danse, isolé ou défendu par des parapets si hauts qu’on devinait à peine, au-delà, l’immense étendue des quais et des voies, les signaux innombrables, les postes d’aiguillage ; c’était un espace à rêver plus qu’un pont. À certaines heures, les enfants y jouaient en liberté, les petits à la marelle, leurs aînés au ballon, et tant pis pour le ballon qui sautait le parapet ! Ilse, en avançant vers l’autre bout, se mesurait au parapet. Elle avait beau se hausser à l’extrême et se tendre contre le ciment, son front ne dépassait pas le ciment. Ilse la méchante profita de l’occasion et glissa son mot ; que pour dépasser et voir au-delà il faudrait être aussi grande que Jacques ou qu’une demoiselle qui serait aussi grande, qu’elle fût une Diane au cerf ou une fille de Colonel. Ce ne fut qu’un mot, qui ne fit qu’une égratignure, car, de la voiture du limonadier ou de la rue Vercingétorix, surgit quelqu’un ou quelque chose. Une telle joie aussitôt, qu’Ilse courut à la rencontre, ses deux nattes comme des ailes, abandonnant la méchante à son parapet. Ce devait être un homme ou quelque chose d’un homme, la tête et le chapeau d’un homme, et même tout un homme par dessous, une veste, un pantalon, des souliers ; mais, de loin, il eût été difficile de certifier que c’était autre chose que des habits d’homme, qu’il y avait des jambes dans le pantalon, des pieds d’homme dans les souliers, que c’était le mouvement d’un homme : un mouvement régulier, qui balançait au-dessus de deux tiges parallèles, dont le métal brillait, tout le vêtement d’un homme, les pieds ou les souliers séparés du sol, comme ceux d’un pendu ou d’un épouvantail. Les souliers touchaient le sol, un temps, toujours le même, qui était le temps qu’il fallait à la lourde tête pour s’incliner, ce qui déplaçait comme d’un pas en avant les tiges de métal, et de nouveau l’homme pendu (ce ne pouvait être qu’un homme) se balançait. Ilse, toute rose d’avoir couru. - Bonjour, dit-elle. - Bonjour, dit l’homme - J’étais malheureuse, dit-elle. Je suis heureuse. - Je suis heureux, dit l’homme.

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rait de pont. Mais un pont qui n’aboutit directement qu’à un escalier ;<br />

qu’à un dédale de ruelles ; à des maisons condamnées et vidées derrière<br />

des palissades, d’autres éventrées, leurs entrailles de plâtre, cloisons et<br />

papiers peints, à la pluie et au vent ; des carcasses sans toiture ; des cheminées<br />

suspendues dans le vide ; l’impudeur et le délabrement, quel décor<br />

pour un Sabbat !<br />

Ce vaste pont inutile, au milieu, comme une piste de danse, isolé ou<br />

défendu par des parapets si hauts qu’on devinait à peine, au-delà,<br />

l’immense étendue des quais et des voies, les signaux innombrables, les<br />

postes d’aiguillage ; c’était un espace à rêver plus qu’un pont. À certaines<br />

heures, les enfants y jouaient en liberté, les petits à la marelle, leurs aînés<br />

au ballon, et tant pis pour le ballon qui sautait le parapet !<br />

Ilse, en avançant vers l’autre bout, se mesurait au parapet. Elle avait<br />

beau se hausser à l’extrême et se tendre contre le ciment, son front ne dépassait<br />

pas le ciment. Ilse la méchante profita de l’occasion et glissa son<br />

mot ; que pour dépasser et voir au-delà il faudrait être aussi grande que<br />

Jacques ou qu’une demoiselle qui serait aussi grande, qu’elle fût une<br />

Diane au cerf ou une fille de Colonel. Ce ne fut qu’un mot, qui ne fit<br />

qu’une égratignure, car, de la voiture du limonadier ou de la rue Vercingétorix,<br />

surgit quelqu’un ou quelque chose. Une telle joie aussitôt, qu’Ilse<br />

courut à la rencontre, ses deux nattes comme des ailes, abandonnant la<br />

méchante à son parapet.<br />

Ce devait être un homme ou quelque chose d’un homme, la tête et<br />

le chapeau d’un homme, et même tout un homme par dessous, une veste,<br />

un pantalon, des souliers ; mais, de loin, il eût été difficile de certifier que<br />

c’était autre chose que des habits d’homme, qu’il y avait des jambes dans<br />

le pantalon, des pieds d’homme dans les souliers, que c’était le mouvement<br />

d’un homme : un mouvement régulier, qui balançait au-dessus de<br />

deux tiges parallèles, dont le métal brillait, tout le vêtement d’un homme,<br />

les pieds ou les souliers séparés du sol, comme ceux d’un pendu ou d’un<br />

épouvantail. Les souliers touchaient le sol, un temps, toujours le même,<br />

qui était le temps qu’il fallait à la lourde tête pour s’incliner, ce qui déplaçait<br />

comme d’un pas en avant les tiges de métal, et de nouveau l’homme<br />

pendu (ce ne pouvait être qu’un homme) se balançait.<br />

Ilse, toute rose d’avoir couru.<br />

- Bonjour, dit-elle.<br />

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- J’étais malheureuse, dit-elle. Je suis heureuse.<br />

- Je suis heureux, dit l’homme.

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