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La Folie - MML Savin

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Un mot en l’air 135<br />

politesses et les gestes suffisaient à la cérémonie. Le Colonel ne mangeait<br />

rien. Plus grave : il ne s’apercevait même pas que Liliane ne mangeait<br />

rien non plus. Comme Nestor proposait de nouveau sa Traviata, le Colonel<br />

refusant d’une main distraite.<br />

- Vous n’êtes pas fatigué au moins, grand-père ? risqua Liliane.<br />

Une voix d’ange! Le Colonel aussitôt :<br />

- Moi ? Fatigué ? Pourquoi serais-je fatigué ? Ma petite Liliane,<br />

je ne suis jamais fatigué. N’ai-je pas dix-huit ans comme si j’avais<br />

dix-huit ans ? Qu’on m’ordonne de marcher tout le jour sous le soleil<br />

d’Afrique, je marcherai.<br />

Il bombait le torse, comme s’il était devant son miroir. <strong>La</strong> stature<br />

était magnifique. Il souriait à sa petite-fille, mais des ombres lui coulaient<br />

encore sur le visage.<br />

- J’aurai trop longtemps veillé cette nuit, concéda le Colonel.<br />

Je travaille à un projet, dont dépend peut-être le salut de la patrie.<br />

À ce mot de patrie, Liliane, tête levée, respira le vent des batailles.<br />

Il lui revint du képi dans la mémoire (Trois képis, un monocle, une présence<br />

!). Et certes, elle aurait mérité un képi d’honneur, ne fût-ce que par<br />

cette façon de lever la tête ; le cheval de parade d’un maréchal (comme<br />

aurait dit Jacques) ne l’eût pas levée plus fièrement. « Je ne suis pas digne,<br />

pensait-elle. Quand mon grand-père entrerait dans les confidences,<br />

quels collaborateurs et quel projet, je l’arrêterais, car je ne suis pas digne.»<br />

Depuis l’aurore, elle n’avait pas eu une pensée pour la patrie. S’il y<br />

avait eu souillure à certains contacts de salopette, c’était à la patrie<br />

qu’elle confesserait. Elle imaginait les discours de la salopette par les<br />

propos bizarres d’un veston croisé. Hélas ! Elle n’avait pas beaucoup<br />

combattu le veston. Quant à la salopette !.. Elle avait besoin d’un temps<br />

d’épreuve et de pénitence avant de recevoir le képi. Au reste, le Colonel<br />

n’en était pas aux confidences. Il se contenta de répéter : « <strong>La</strong> patrie...»<br />

tout en pliant sa serviette en bonnet d’évêque.<br />

C’était peut-être à la patrie qu’il songeait encore entre deux gorgées<br />

de café turc. Puisqu’il s’agissait du salut de la patrie, elle était donc en<br />

danger ? Liliane comprenait alors les ombres, comme ces larmes, sur le<br />

visage du Colonel. Qui pleure sur la patrie ne pleure pas des larmes. C’est<br />

un sujet trop sublime pour ne tirer de nous que l’eau de nos yeux.<br />

L’amour de la patrie n’est-il pas au-dessus des autres ? Quel beau sermon<br />

aurait improvisé Monseigneur sur la différence des amours et des pleurs !<br />

Même la soeur du parloir, à Carrouges, en aurait été bouleversée. « Cependant,<br />

se disait encore Liliane, qui respectait le mutisme de son<br />

grand-père, le seul nom de la patrie n’est-il plus capable d’exalter les

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