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La Folie - MML Savin

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

« Quel âge peut avoir mon grand-père ?» se demandait Liliane. Le<br />

gris des cheveux, du même gris léger que le costume, semblait du gris<br />

naturel ; un soupçon de moustache, tout le visage aussi soigné que les<br />

cheveux.<br />

Le Colonel consacrait deux heures à sa toilette, chaque matin :<br />

douche froide d’abord, bain tiède au lait de benjoin, se raser au sabre (« Il<br />

n’y a que le sabre pour se raser en honnête homme » affirmait le Colonel),<br />

un quart d’heure à se frotter les dents, dont il était fier ; ce n’était<br />

encore que le début de la toilette : le Colonel dépensait une rente en produits<br />

de beauté. Il s’enduisait et se massait toutes les parties du corps,<br />

l’une après l’autre, un onguent pour les cuisses, un autre pour les bras,<br />

des variétés de talc, des lotions, des vinaigres. Il ne se contentait pas du<br />

tout fait que l’on achète. Il mélangeait les essences, il osait des combinaisons.<br />

Il mariait le Cuir de Russie, mâle et sauvage, à l’Eau de Lubin qui<br />

lui rappelait son enfance. Il vérifiait au centimètre le tour de ses chevilles<br />

et de ses mollets, attentif à la densité, à la souplesse ; il inspectait les détails<br />

et le tout devant un grand miroir à trois faces aussi haut que lui, puis<br />

il sautait à la corde, comme un danseur. II réservait enfin des soins particuliers<br />

au cou et au visage : déçu par les anti-rides les plus vantés, il était<br />

fidèle à la simple crème au concombre, à laquelle il attribuait l’éclat de<br />

son teint qui était si vif, du vif de la pivoine rose, mais sans couperose.<br />

Une manucure attitrée ; une séance de Bain de Vapeur par semaine ; toujours<br />

à la recherche d’un pédicure. C’était son souci, qu’il ne confiait<br />

qu’à des intimes : « Je vais des Suédois aux Chinois, leur disait-il. Je<br />

cherche un pédicure qui me comprenne. Que voulez-vous ? Les sables<br />

brûlants, l’Afrique ...» Il soupirait : « j’ai les pieds médiocres.» Il était<br />

content de tout le reste de son corps et se consolait de la médiocrité de ses<br />

pieds par l’éclat du teint, par la fermeté et la convenance de l’ensemble.<br />

Avant de s’habiller, les poings aux hanches, bombant une poitrine de<br />

sous lieutenant, le Colonel s’offrait à l’admiration de son miroir triple et<br />

faisait des pointes. Le menton conquérant, l’oeil vainqueur, encore une<br />

pointe : « Parfait, jugeait le Colonel. Parfait.» Et il s’accordait le droit de<br />

s’habiller.<br />

En dépit du concombre et du benjoin, au pigeon déjà, plus encore à<br />

la Traviata, Liliane, qui observait son grand-père sans y paraître, remarqua<br />

comme des ombres dans le teint d’éclat. Elles suivaient le trajet<br />

qu’auraient suivi des larmes, si le Colonel avait pleuré. C’était un homme<br />

dans la force aux hors d’oeuvre ; au dessert, c’était un vieillard, toujours<br />

aussi droit, martial de stature, mais quelle faiblesse, quelle lassitude parmi<br />

les ombres du visage ! Ce déjeuner n’était qu’une cérémonie, où les

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