La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

130 La Folie pir, les abandons, les réveils, l’éclair tragique, le regard de langueur et de béatitude, rien ne manquait à ce parfait baiser, qui rassura pleinement les petits amours spectateurs sur la pérennité des rites de l’amour. « Le Duc de ... en serait mort » dit le petit amour qui s’occupait à ne rien faire. « Nous avons eu un beau spectacle. C’était la somme de toutes les formes possibles du baiser, toutes les pratiques l’une après l’autre, du Cap Nord à Bonne Espérance, et des Caraïbes aux Caraïbes en faisant le tour. Le partenaire, je crois, fut matelot ; cela se comprend. Mais d’où vient la partenaire ?» Le partenaire se releva courbaturé et s’étira. Il avait un peu froissé sa salopette. La soie de la robe blanche était d’une si pure soie qu’elle était toujours aussi lisse, aussi pure ; fleur pudique, corolle immaculée, Liliane immobile, à peine une lueur de regard filtrant des cils. On aurait pu la prendre pour le gisant de Liliane, tuée par son premier baiser. Elle flottait entre deux mondes. Elle savait désormais qu’il y avait deux mondes ; celui qu’elle venait de découvrir, plus vrai que l’autre ; le seul vrai, car c’était vraiment le sien. Elle retardait l’instant d’ouvrir tout à fait les yeux ; voir sans voir, entendre sans entendre, comme elle entendait à demi ces mots de la Supérieure : « Liliane, méfiez-vous de votre nature...» Et pourquoi se méfierait-elle ? Elle sentit au plus profond les délices d’une merveilleuse vengeance. À chaque fois qu’elle passerait à ce monde de sa vraie nature, ce serait aussi pour s’y épanouir dans la vengeance. Mme la Supérieure avait beau dire, Liliane refuserait d’entendre. À travers le discours de la Supérieure et son propre discours en réponse, elle entendit qu’on froissait ou qu’on prenait du papier dans la corbeille à papiers, qu’on ouvrait ou qu’on fermait un tiroir, qu’on tournait une clef, qu’on marchait. Liliane était si bien suspendue entre ses deux mondes qu’elle laissait faire. Il fallut que la Supérieure, dans le discours qu’elle lui prêtait, parlât (et de quel ton !) d’un homme (un homme !) pour que Liliane, comme tombant d’un monde sur l’autre, s’en réveillât. Redressée tout à coup, elle vit un homme, boîte d’outils à l’épaule, qui se dirigeait vers la porte. Elle faillit s’écrier : « Qui êtes-vous ?» Jacques, très naturel, simple ouvrier comme devant : - C’est fini. Et Liliane : - Que voulez-vous dire ? (Une question dont elle se mordit les lèvres aussitôt). - Que votre secrétaire est réparé, Mademoiselle. Que vous avez le secret. Nous sommes les seuls à le connaître, vous et moi. Si vous

La salopette 131 le perdez, par hasard, (mais vous avez certainement bonne mémoire) faites appel à moi : Jacques Lerrand ; Quatrième étage, escalier D. Pour vous servir. Jacques avait dit cela ouvrant et passant la porte, qu’il ferma dès qu’il eût dit. Elle s’élança jusqu’à la porte, la main au bouton, comme pour rouvrir. Elle hésita. Elle avait préparé cette sorte d’insulte, pendant qu’elle écoutait Jacques : « Combien vous dois-je ?» ou bien : « N’oubliez pas d’envoyer la note à mon grand-père le Colonel.» Mais, à la porte, l’insulte lui aurait brûlé les lèvres. Elle revint à la corbeille où, tout à l’heure, il n’y avait d’autre papier que le croquis en boule. Plus aucun papier. Jacques (elle se disait Jacques, comme si elle n’attendait que de savoir le nom), à n’en pas douter, avait remis cette boule de papier dans un des tiroirs du secrétaire, probablement dans le petit qui s’ouvrait le dernier, où elle avait mis le croquis, qu’il avait appelé le lieu du secret le plus secret. Elle se souvenait de tous ses mots ; mais, hélas, pour connaître le secret, qui ne consistait que dans un ordre, les mots n’étaient d’aucun secours. « Ce tiroir-ci. Puis celui-là. Vous appuyez ici, ensuite vous tirez. » Où ? Quel tiroir ? Dans quel ordre ? Elle n’avait rien regardé, que la salopette. Elle tira, elle poussa, sans ordre. Elle arrivait bien, une fois ou l’autre, à ouvrir tous les tiroirs, sauf celui du plus grand secret. À la fin, à force d’essayer et de brouiller, elle ne pouvait plus ouvrir que deux tiroirs. « Je ferai brûler ce meuble » dit-elle. Mais, quand le secrétaire aurait pris feu subitement, devant elle, elle aurait étouffé le feu. Ce n’était pas détruire qu’elle voulait, ni le meuble ni les morceaux du dessin, c’était savoir. Elle avait entendu un bruit de papier, un autre de tiroir. Jacques avait peut-être emporté les restes de son malheureux dessin, après avoir vérifié la marche du tiroir. C’était une chose ; qui avait un sens, et de la suite, qui serait conforme à ce sens. Le papier dans le tiroir faisait un autre sens, qui aurait une autre suite. Et comment savoir encore si le tiroir ne s’ouvrait plus parce que Liliane s’embrouillait dans l’ordre du système ou si Jacques avait brouillé le système ? Autant de cas, autant de sens et de la suite à chaque sens. Que de secrets, dont le seul Jacques avait la clef ! « Un ouvrier, on le surveille ... Mme la Supérieure en personne surveillait le plombier ou le ramoneur. Un homme en salopette, de quoi ne serait-il pas capable ?» À l’idée de la salopette, elle frémissait. L’horreur et le mépris se parfumaient de lavande, dont elle gardait l’odeur sur la robe, sur les mains ; elle n’avait qu’à fermer les yeux pour n’être plus que cette odeur, qui était fraîcheur, douceur, caresse, qui était la chaleur du corps d’un homme sur elle. « Étrange manière de surveiller un ouvrier ! Je commence à donner raison à la Mère ; je devrais me méfier de ma nature...»

<strong>La</strong> salopette 131<br />

le perdez, par hasard, (mais vous avez certainement bonne mémoire) faites<br />

appel à moi : Jacques Lerrand ; Quatrième étage, escalier D. Pour<br />

vous servir.<br />

Jacques avait dit cela ouvrant et passant la porte, qu’il ferma dès<br />

qu’il eût dit. Elle s’élança jusqu’à la porte, la main au bouton, comme<br />

pour rouvrir. Elle hésita. Elle avait préparé cette sorte d’insulte, pendant<br />

qu’elle écoutait Jacques : « Combien vous dois-je ?» ou bien : «<br />

N’oubliez pas d’envoyer la note à mon grand-père le Colonel.» Mais, à la<br />

porte, l’insulte lui aurait brûlé les lèvres. Elle revint à la corbeille où, tout<br />

à l’heure, il n’y avait d’autre papier que le croquis en boule. Plus aucun<br />

papier. Jacques (elle se disait Jacques, comme si elle n’attendait que de<br />

savoir le nom), à n’en pas douter, avait remis cette boule de papier dans<br />

un des tiroirs du secrétaire, probablement dans le petit qui s’ouvrait le<br />

dernier, où elle avait mis le croquis, qu’il avait appelé le lieu du secret le<br />

plus secret. Elle se souvenait de tous ses mots ; mais, hélas, pour connaître<br />

le secret, qui ne consistait que dans un ordre, les mots n’étaient d’aucun<br />

secours. « Ce tiroir-ci. Puis celui-là. Vous appuyez ici, ensuite vous<br />

tirez. » Où ? Quel tiroir ? Dans quel ordre ? Elle n’avait rien regardé, que<br />

la salopette. Elle tira, elle poussa, sans ordre. Elle arrivait bien, une fois<br />

ou l’autre, à ouvrir tous les tiroirs, sauf celui du plus grand secret. À la<br />

fin, à force d’essayer et de brouiller, elle ne pouvait plus ouvrir que deux<br />

tiroirs. « Je ferai brûler ce meuble » dit-elle. Mais, quand le secrétaire<br />

aurait pris feu subitement, devant elle, elle aurait étouffé le feu. Ce n’était<br />

pas détruire qu’elle voulait, ni le meuble ni les morceaux du dessin,<br />

c’était savoir. Elle avait entendu un bruit de papier, un autre de tiroir. Jacques<br />

avait peut-être emporté les restes de son malheureux dessin, après<br />

avoir vérifié la marche du tiroir. C’était une chose ; qui avait un sens, et<br />

de la suite, qui serait conforme à ce sens. Le papier dans le tiroir faisait<br />

un autre sens, qui aurait une autre suite. Et comment savoir encore si le<br />

tiroir ne s’ouvrait plus parce que Liliane s’embrouillait dans l’ordre du<br />

système ou si Jacques avait brouillé le système ? Autant de cas, autant de<br />

sens et de la suite à chaque sens. Que de secrets, dont le seul Jacques<br />

avait la clef ! « Un ouvrier, on le surveille ... Mme la Supérieure en personne<br />

surveillait le plombier ou le ramoneur. Un homme en salopette, de<br />

quoi ne serait-il pas capable ?» À l’idée de la salopette, elle frémissait.<br />

L’horreur et le mépris se parfumaient de lavande, dont elle gardait l’odeur<br />

sur la robe, sur les mains ; elle n’avait qu’à fermer les yeux pour n’être<br />

plus que cette odeur, qui était fraîcheur, douceur, caresse, qui était la chaleur<br />

du corps d’un homme sur elle. « Étrange manière de surveiller un<br />

ouvrier ! Je commence à donner raison à la Mère ; je devrais me méfier<br />

de ma nature...»

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