La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

126 La Folie Il s’y laissait prendre. Au quatrième croquis, celui du nu, il avait déjà des souvenirs d’amour. Il aurait pu raconter le détail de ces furieux six à sept (décor à volonté) où pas une minute d’amour n’était perdue en politesses, et comment, dès la première rencontre, elle s’était mise aussi nue que Vénus, d’elle-même, aussitôt : c’était sa tenue de gloire et de combat, car l’amour ne pouvait être qu’un combat, la victoire toujours et la gloire dans la défaite. Une fille intacte, comme on dit, mais qui savait tout. Est-ce qu’une tigresse a besoin de s’entraîner ? La première fois qu’elle tue et qu’elle dévore, elle tue, elle dévore en perfection. Ainsi la Demoiselle. Sans babillage, sans feinte pudeur, avide et friande de tout, recevant et donnant, immédiate au corps à corps, docile mais active et même d’une activité inépuisable, le sourire et le sérieux des acrobates, presque tragique, elle officiait, elle célébrait ; c’était la prêtresse de l’amour. Nul soupçon de tendresse ni d’amitié, pas de confidence ni d’abandon. L’amour comme le tennis ou la natation : finie la partie, à quand la prochaine ? Rhabillée, elle serrait la main d’une main qui était un gant plus qu’une main. Après tant de baisers (quelle virtuose du baiser !) jamais ce dernier petit baiser avant la porte entre larmes et sourire, pour dire : « Je me souviens de nous ; je t’aime.» Elle n’aimait pas au-delà de l’exercice. Elle n’emportait rien dans son coeur. Elle n’aurait pas inventé le mot charmant de maîtresse ; celle qui possède, parce qu’on l’aime, parce qu’elle aime, qui a la garde, qui protège ce qu’elle garde, presque une reine. Elle était la partenaire de son partenaire. La partenaire n’est indispensable que pendant la partie. Elle l’aurait vu passer sous une voiture sans un cri, sans se détourner d’un pas pour lui porter secours. La courbure expliquait clairement tout cela. Jacques fut tenté (le temps d’y penser) de tendre à Vénus pensionnaire le feuillet du nu. « Il faudrait du commentaire. Pourquoi choquer ? Le commentaire choquerait encore plus que le croquis. Elle aurait pu sortir du compartiment ou me dire qu’il lui déplaisait, car elle savait bien que je la dessinais ; elle gardait la pose comme un modèle. En somme, elle m’a laissé faire un peu l’amour avec elle de Nogent-le-Rotrou à Versailles, c’est plutôt aimable de sa part ; d’autant qu’elle avalait de travers mes souvenirs de motocycliste et mes remarques toutes personnelles sur la patrie. Curieuse fille. Elle sentait mon crayon lui frôler la peau. Si brusquement je l’enlaçais, me giflerait-el1e ? Ce n’est pas sûr. Mais je suis sûr qu’elle me ferait fusiller pour une boutade un peu trop risquée à propos de la chère patrie. Je plains le futur mari. Qu’elle soit noble par le blason ou par les conserves de sardines, elle aura toujours du supplément de mépris. Le cheval de parade d’un maréchal, s’il avait des opinions, serait moins intraitable que

La salopette 127 cette arrogante. Elle apprendra bientôt qu’elle est plus belle qu’un beau cheval. Bon courage au cavalier !» Sur ce, il offrit en hommage l’un des croquis décents et descendit la contrebasse du bel animal. Avant d’entrer à La Folie, où il n’était jamais entré, il savait, par les quelques mots de Nestor, que c’était blason et non sardines et que la courbure s’appelait Liliane. Le bleu de travail ni la boîte à outils n’étaient pas pour embarrasser le fils d’un avoué de Sillé-le-Guillaume, élevé par les Jésuites, et dont presque tous les camarades, à Laval, étaient des noblaillons. En cherchant un peu, Jacques aurait découvert de la particule, qu’il aurait pu porter. Il avait un oncle de La Châtelière, qui était aussi son parrain, un vieil homme fort riche entêté d’armoiries, qui démontrait que la famille avait du cousinage du côté de Du Guesclin. Le père de Jacques, le zouave capitaine, se moquait de ces prétentions-là et répliquait qu’un avoué à particule serait comique ou qu’un Du Guesclin avoué serait un noble déchu. Mais l’oncle, qui tenait bon : « Le jour où tu voudras, Jacques, je te communique ton dossier complet. Il ne te reste qu’à te commander la chevalière à tes armes.» « Si j’avais au moins cette chevalière » se disait Jacques quand Nestor présentait : « Monsieur Jacques.» Mais quel besoin d’une chevalière quand on a les doigts, tout le jour, à la dorure ou au vernis ? Jacques était bien décidé à jouer son rôle sans la moindre défaillance. Il s’amusait à regarder Liliane dans les yeux exactement comme il l’aurait regardée s’il ne l’avait jamais vue ; le respect de l’ouvrier pour la cliente de haut lignage (il avait beaucoup de ces clientes-là), sans donner dans le ton ni dans l’argot de l’ouvrier, naturel au plus naturel, parlant comme il parlait au Professeur Moser ou à son oncle La Châtelière, modeste mais vrai ; mêlant serrure et flûte ; mais quel règlement interdit à un jeune artisan de jouer de la flûte et de préférer la bonne musique à la mauvaise ? Bref, la noblesse et l’autorité du métier, qui a ses prérogatives, qui a le droit d’instruire sans craindre de blesser, qui peut être familier sans être importun, et l’ouvrier respectueux sans être vil. Ce principe admis : qu’il ne connaissait pas la demoiselle, Jacques n’avait pas à donner la comédie ; il était Jacques comme il était partout, comme il l’eût été en présence du Colonel, et ne se privant pas d’expliquer au Colonel en quoi consistait le secret d’un secrétaire. Jacques en arrivait, par moment, à oublier que c’était la Vénus de L’Espérance qui l’écoutait et qu’il avait un peu fait l’amour en croquis. Quand l’idée se présentait, il se délectait de la farce et redoublait de zèle technique. Mais était-ce une farce ? Tout ce qui aurait pu dénoncer qu’il

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Il s’y laissait prendre. Au quatrième croquis, celui du nu, il avait<br />

déjà des souvenirs d’amour. Il aurait pu raconter le détail de ces furieux<br />

six à sept (décor à volonté) où pas une minute d’amour n’était perdue en<br />

politesses, et comment, dès la première rencontre, elle s’était mise aussi<br />

nue que Vénus, d’elle-même, aussitôt : c’était sa tenue de gloire et de<br />

combat, car l’amour ne pouvait être qu’un combat, la victoire toujours et<br />

la gloire dans la défaite. Une fille intacte, comme on dit, mais qui savait<br />

tout. Est-ce qu’une tigresse a besoin de s’entraîner ? <strong>La</strong> première fois<br />

qu’elle tue et qu’elle dévore, elle tue, elle dévore en perfection. Ainsi la<br />

Demoiselle. Sans babillage, sans feinte pudeur, avide et friande de tout,<br />

recevant et donnant, immédiate au corps à corps, docile mais active et<br />

même d’une activité inépuisable, le sourire et le sérieux des acrobates,<br />

presque tragique, elle officiait, elle célébrait ; c’était la prêtresse de<br />

l’amour. Nul soupçon de tendresse ni d’amitié, pas de confidence ni<br />

d’abandon. L’amour comme le tennis ou la natation : finie la partie, à<br />

quand la prochaine ? Rhabillée, elle serrait la main d’une main qui était<br />

un gant plus qu’une main. Après tant de baisers (quelle virtuose du baiser<br />

!) jamais ce dernier petit baiser avant la porte entre larmes et sourire,<br />

pour dire : « Je me souviens de nous ; je t’aime.» Elle n’aimait pas<br />

au-delà de l’exercice. Elle n’emportait rien dans son coeur. Elle n’aurait<br />

pas inventé le mot charmant de maîtresse ; celle qui possède, parce qu’on<br />

l’aime, parce qu’elle aime, qui a la garde, qui protège ce qu’elle garde,<br />

presque une reine. Elle était la partenaire de son partenaire. <strong>La</strong> partenaire<br />

n’est indispensable que pendant la partie. Elle l’aurait vu passer sous une<br />

voiture sans un cri, sans se détourner d’un pas pour lui porter secours.<br />

<strong>La</strong> courbure expliquait clairement tout cela. Jacques fut tenté (le<br />

temps d’y penser) de tendre à Vénus pensionnaire le feuillet du nu. « Il<br />

faudrait du commentaire. Pourquoi choquer ? Le commentaire choquerait<br />

encore plus que le croquis. Elle aurait pu sortir du compartiment ou me<br />

dire qu’il lui déplaisait, car elle savait bien que je la dessinais ; elle gardait<br />

la pose comme un modèle. En somme, elle m’a laissé faire un peu<br />

l’amour avec elle de Nogent-le-Rotrou à Versailles, c’est plutôt aimable<br />

de sa part ; d’autant qu’elle avalait de travers mes souvenirs de motocycliste<br />

et mes remarques toutes personnelles sur la patrie. Curieuse fille.<br />

Elle sentait mon crayon lui frôler la peau. Si brusquement je l’enlaçais,<br />

me giflerait-el1e ? Ce n’est pas sûr. Mais je suis sûr qu’elle me ferait fusiller<br />

pour une boutade un peu trop risquée à propos de la chère patrie. Je<br />

plains le futur mari. Qu’elle soit noble par le blason ou par les conserves<br />

de sardines, elle aura toujours du supplément de mépris. Le cheval de<br />

parade d’un maréchal, s’il avait des opinions, serait moins intraitable que

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