La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

108 La Folie tecteurs jugeaient que la propagande pouvait être néfaste, que la publicité l’était toujours. On s’embarrassait le moins possible de paperasses, archives et dossiers, circulaires, convocations. On conseillait de multiplier les conversations amicales, à deux ou trois, et encore au café, sous apparence de belotes ou d’apéritifs, car on se méfiait des concierges. Ils n’avaient pas de papier à en-tête ; ni insigne, ni cachet, ni carte d’appartenance. On convoquait par lettre ordinaire, manuscrite, que l’on déchirait aussitôt. L’unanimité était de règle pour être admis. On présidait à son tour, sans vaines élections à la présidence. Cela réduisait la brigue, les clans, les vanités rivales. Chaque Protecteur n’était responsable que devant les Protecteurs de son groupe, à qui l’on jurait obéissance une fois pour toutes, sous condition que toutes les décisions fussent prises à bulletins secrets. Si ballottage, on votait de nouveau, jusqu’à la décision. Moser tendit un télégramme : Nièce scarlatine, état inquiétant. Souhaitons présence . Albert. Albert était le président en exercice. Ilse rendit le télégramme à son père, qui le déchira. Elle n’avait pas besoin d’une traduction. Elle savait que Nièce désignait la République et Scarlatine la guerre civile ; Albert, ce vieux Monsieur correct, à courte barbe blanche, qui habitait rue du Moulin de Beurre, de l’autre coté du pont, et qui était professeur de botanique au Collège de France. Par les beaux soirs d’été, quand Ilse et son père s’attardaient à quelque promenade de quartier, ils rencontraient souvent Albert Jumièges, un teint et une stature de Normand, de fortes mains, de beaux yeux clairs, un peu de pirate dans son sourire. Moser l’appelait Maître, et cela semblait tout naturel, car Jumièges avait la prestance. Tout simple malgré l’allure de maître, et d’une courtoisie si scrupuleuse qu’il gardait son chapeau à la main tout en parlant, à cause de la jeune fille. Saluait très bas avant de prendre congé et de remettre son léger feutre noir (un frivole, comme on disait), trop petit pour sa tête puissante. Ilse se plaisait à ces rencontres ; Jumièges avait une voix chaude et flexible. - Pour que Jumièges m’adresse un télégramme pareil ! fit Moser. Il se doute bien, lui, de ce que peut être un Congrès International de Philologie à Munich ! J’étais en pleine séance, quand on me passa le télégramme. J’avais parlé trois heures, la veille. Ma communication sur les propositions circonstancielles avait éclaté comme une bombe. J’avais tout le Congrès contre moi. Dix contradicteurs, l’un après l’autre. Juste au moment de répondre, ce télégramme ! Je suis monté à la tribune. J’ai lu le télégramme et j’ai dit : Chers adversaires et savants collègues, le devoir est souvent cruel. Mais je suis assez connu de vous. Je n’ai jamais reculé devant l’honneur de combattre. Vous avez assez d’estime pour moi je l’espère, pour vous persuader que mon départ inopiné n’est pas une

Bavière 109 reculade. Il y a, cependant, une hiérarchie entre les devoirs. Ceux du sang priment tous les autres. C’est pourquoi je ne vous demande pas la permission de partir ; je pars. Je souhaite de toutes les forces de mon coeur que nos devoirs et les circonstances nous permettent l’an prochain de nous retrouver en quelque ville d’Europe. Alors j’espère avoir le temps et le bonheur de vous convaincre.... Ils ne pouvaient pas savoir quelle rage de désespoir j’avais au coeur. Moser s’en tenait encore le coeur. Ilse, religieusement, mit un baiser sur le front de son père. - Ilse chérie tu ne peux pas tout comprendre non plus. Tu comprendras plus tard. Il ajouta, sur un autre ton : - Je n’ai pas à me plaindre de mes collègues. Forster, qui dirigeait le débat, eut quelques paroles très émouvantes. À son exemple, tous se sont levés quand j’ai quitté la tribune. Deux heures plus tard, j’étais dans le train. Moser dans un fauteuil sans bouger, sans rien dire, un long moment, pendant que sa fille vidait la valise et rangeait. « Scarlatine ?» se disait Moser ... Est-ce la guerre civile qui est tant à craindre ? Jumièges n’a pas tout dit.» L’imminence d’une émeute aurait dressé le Professeur. Quelle furieuse, quelle joyeuse tempête! II aurait défié les ennemis de la République. Il aurait exalté le sabir jusqu’au Jean-Foutre de Jean-Foutre, injure majeure qu’il réservait aux incurables de la linguistique. Il aurait saisi sa canne plombée. Il aurait esquissé des moulinets, comme il faisait au seul nom de Maurras. Il n’aurait pas gardé le silence, prostré dans un fauteuil, les yeux vagues. Ilse plia le châle bavarois. Moser songeait : « Adieu, les rondes paysannes, le château sur sa montagne, le violoneux de sa solitude !» C’était une Bavière d’autrefois, musiques et danses. Moser enfin se leva, sans colère sans une injure. D’un ton égal, celui du Lieutenant Barberousse quand il se disait sous Verdun qu’il n’était pas digne, qu’il n’était pas un héros, qu’il n’était qu’un interprète déguisé : - Tu déjeuneras toute seule, mon enfant. Je reviendrai sans doute pour le dîner ; mais, si je ne reviens que cette nuit, ou demain, ne sois pas inquiète. Tu n’iras pas au Conservatoire cet après-midi ; Expédie les courses les plus urgentes. Ne t’éloigne pas. Nous pouvons avoir besoin de toi. C’était le Protecteur qui disait : nous. Il allait partir sans l’embrasser. À la porte, il se retourna : « De ce pas, je vais chez Jumièges.» Car il n’avait pas de secret pour sa fille. Les bonnes joues étaient d’un rose presque pâle. Quand Ilse repliait le châle, il avait failli dire à

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tecteurs jugeaient que la propagande pouvait être néfaste, que la publicité<br />

l’était toujours. On s’embarrassait le moins possible de paperasses, archives<br />

et dossiers, circulaires, convocations. On conseillait de multiplier les<br />

conversations amicales, à deux ou trois, et encore au café, sous apparence<br />

de belotes ou d’apéritifs, car on se méfiait des concierges. Ils n’avaient<br />

pas de papier à en-tête ; ni insigne, ni cachet, ni carte d’appartenance. On<br />

convoquait par lettre ordinaire, manuscrite, que l’on déchirait aussitôt.<br />

L’unanimité était de règle pour être admis. On présidait à son tour, sans<br />

vaines élections à la présidence. Cela réduisait la brigue, les clans, les<br />

vanités rivales. Chaque Protecteur n’était responsable que devant les Protecteurs<br />

de son groupe, à qui l’on jurait obéissance une fois pour toutes,<br />

sous condition que toutes les décisions fussent prises à bulletins secrets.<br />

Si ballottage, on votait de nouveau, jusqu’à la décision.<br />

Moser tendit un télégramme : Nièce scarlatine, état inquiétant.<br />

Souhaitons présence . Albert. Albert était le président en exercice.<br />

Ilse rendit le télégramme à son père, qui le déchira. Elle n’avait pas<br />

besoin d’une traduction. Elle savait que Nièce désignait la République et<br />

Scarlatine la guerre civile ; Albert, ce vieux Monsieur correct, à courte<br />

barbe blanche, qui habitait rue du Moulin de Beurre, de l’autre coté du<br />

pont, et qui était professeur de botanique au Collège de France. Par les<br />

beaux soirs d’été, quand Ilse et son père s’attardaient à quelque promenade<br />

de quartier, ils rencontraient souvent Albert Jumièges, un teint et<br />

une stature de Normand, de fortes mains, de beaux yeux clairs, un peu de<br />

pirate dans son sourire. Moser l’appelait Maître, et cela semblait tout naturel,<br />

car Jumièges avait la prestance. Tout simple malgré l’allure de maître,<br />

et d’une courtoisie si scrupuleuse qu’il gardait son chapeau à la main<br />

tout en parlant, à cause de la jeune fille. Saluait très bas avant de prendre<br />

congé et de remettre son léger feutre noir (un frivole, comme on disait),<br />

trop petit pour sa tête puissante. Ilse se plaisait à ces rencontres ; Jumièges<br />

avait une voix chaude et flexible.<br />

- Pour que Jumièges m’adresse un télégramme pareil ! fit<br />

Moser. Il se doute bien, lui, de ce que peut être un Congrès International<br />

de Philologie à Munich ! J’étais en pleine séance, quand on me passa le<br />

télégramme. J’avais parlé trois heures, la veille. Ma communication sur<br />

les propositions circonstancielles avait éclaté comme une bombe. J’avais<br />

tout le Congrès contre moi. Dix contradicteurs, l’un après l’autre. Juste<br />

au moment de répondre, ce télégramme ! Je suis monté à la tribune. J’ai<br />

lu le télégramme et j’ai dit : Chers adversaires et savants collègues, le<br />

devoir est souvent cruel. Mais je suis assez connu de vous. Je n’ai jamais<br />

reculé devant l’honneur de combattre. Vous avez assez d’estime pour moi<br />

je l’espère, pour vous persuader que mon départ inopiné n’est pas une

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