La Folie - MML Savin

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25.06.2013 Views

102 La Folie Par doctrine autant que par une sorte de jalousie, Moser avait répudié tout l’appareil de l’instruction comme on la donne, les classes où l’on s’ennuie, les devoirs où l’on s’endort. Il avait inventé des méthodes, afin d’éviter les méthodes et que rien ne sentit le commandement ni la contrainte. Parmi les livres, les images, les instruments, il instruisait comme on peut instruire à la promenade. Ils avaient aussi leurs promenades, le Marais, l’Île Saint Louis, Saint-Cloud, la terrasse de Saint-Germain. Le professeur ne combinait pas d’avance. Il se fiait à l’improvisation, aux rencontres, un titre dans le journal, une lettre de la Sévigné. C’était Ilse qui proposait, décidait ; son père suivait, un trésor inépuisable de commentaires et de références dans sa tête d’acier. Quand ils rentraient, il ne disait pas : « Tiens, voici la page où Bossuet..» mais : « Cherche-moi dans les Oraisons, je ne sais pas exactement laquelle ...» Il aurait pu dire la ligne, la page, la faire lire. C’eût été priver la liseuse d’une promenade parmi les Oraisons et du plaisir d’avoir trouvé. Sans compter que le livre était souvent d’époque ; il ressemblait aux jardins, aux façades. Il y avait du ciel d’hiver ou du crépuscule entre les pages. Si l’on avait dit à Mlle Moser qu’elle était plus instruite à seize ans que la plus distinguée des Normaliennes, elle aurait cru qu’on se moquait. Elle se jugeait bien ignorante, car elle ne pouvait se comparer qu’à son père qui savait tout. Elle ignorait tout des picoteries et des rivalités scolaires. Elle n’avait jamais été première. La même naïveté au violoncelle ou à Shakespeare qu’à descendre quatre à quatre en balançant son pot à lait. On la saluait d’un sourire ; elle saluait d’un sourire. Tout le quartier avait des yeux de tendresse pour cette petite bonne femme qui avait son mot sur le rôti de la veille, qui était trop sec, qu’on ne pouvait tromper ni sur le poids ni sur la fraîcheur. Elle avait des adorateurs, qu’elle ne remarquait pas. Dès qu’elle franchissait la cochère, Serge, le garçon boucher d’en face, avait toujours quelque prétexte pour baguenauder à l’étalage, en s’essuyant les mains à son tablier. Nestor, comme par hasard, était d’emplettes à ce moment là ; du boucher au boulanger, au droguiste, à l’épicier, il s’arrangeait pour suivre ou pour devancer sans avoir l’air, et, quand le cabas de la jeune ménagère débordait, le pot à lait et le journal de l’autre main, le pain sous le bras, Nestor galant offrait un renfort, qu’elle acceptait sans rougir : de quoi rougir? Nestor avait une vénération particulière pour la fille du Professeur, car elle ne disait pas : « Merci Nestor » comme tous disaient, mais : « Je vous remercie, Monsieur ; » et même une rapide révérence, ni plus ni moins que s’il avait été Colonel ou casquette.

La casquette 103 Ainsi vivait le couple du père et de la fille ; aimés, respectés de tous, ne se souciant de personne, chacun tout entier à l’autre. Moser, allègre et vif, d’une quarantaine martiale, sa fille au bras, on eut dit d’un couple d’amoureux ; les trois pièces au-dessus de la loge, un nid d’amoureux, surtout depuis le départ de l’excellente ogresse. Jamais le père n’avait surpris la moindre ombre d’ennui sur le front de sa fille. De rares visiteurs, qu’ils recevaient et fêtaient joyeusement ; mais leur solitude avait encore plus de joie. Un visiteur, un soir, il y avait deux ou trois ans (un peu avant le départ de la Bavaroise), qui n’était ni violoniste ni philologue, qui n’avait pas de lunettes, qui ne savait pas l’allemand, qui ne parlait qu’un joli français de France. C’était de la part de son père, capitaine Lerrand, du 12ème Zouaves, sous Verdun, quand Moser était un lieutenant Barberousse. Professeur bondit de son fauteuil : - Si je m’en souviens ?.. Un héros, le capitaine ! Cher capitaine ! Ilse ! Du café ! Le fils d’un héros acceptera bien un doigt de kirsch ! Ilse ! Je te présente le fils d’un héros. - Jacques, dit Jacques Lerrand. Un visage de France, une main loyale. Tout à fait le fils d’un héros, modeste, le cou dégagé, de larges épaules, héros lui-même à n’en pas douter si son tour venait. Le Professeur s’asseyait, par souci de politesse, mais il bondissait aussitôt, dès qu’il pensait à ce héros de capitaine. - Un héros ! Un capitaine de Zouaves, qui est un héros, dix fois, cent fois un héros ! - Mon père, dit Jacques, est assez taciturne ; il ne raconte pas volontiers. - Les héros ne racontent jamais rien. Comment voulez-vous qu’ils racontent ? Ce n’est pas possible. Moi, je peux. Je n’étais qu’un petit Zouave de rien du tout. - Lieutenant Barberousse ... dit Jacques. - Oui, oui ! Lieutenant, parce que tous les lieutenants étaient morts, alors on m’a collé des ficelles. Mais je n’étais qu’un interprète déguisé, pas un héros. Il bondissait de nouveau de son fauteuil, son verre de kirsch à la main. - Ilse! Une goutte de kirsch dans ton verre. C’est pour trinquer au Capitaine. On trinqua. Soudain rêveur :

<strong>La</strong> casquette 103<br />

Ainsi vivait le couple du père et de la fille ; aimés, respectés de<br />

tous, ne se souciant de personne, chacun tout entier à l’autre. Moser, allègre<br />

et vif, d’une quarantaine martiale, sa fille au bras, on eut dit d’un couple<br />

d’amoureux ; les trois pièces au-dessus de la loge, un nid<br />

d’amoureux, surtout depuis le départ de l’excellente ogresse. Jamais le<br />

père n’avait surpris la moindre ombre d’ennui sur le front de sa fille. De<br />

rares visiteurs, qu’ils recevaient et fêtaient joyeusement ; mais leur solitude<br />

avait encore plus de joie.<br />

Un visiteur, un soir, il y avait deux ou trois ans (un peu avant le départ<br />

de la Bavaroise), qui n’était ni violoniste ni philologue, qui n’avait<br />

pas de lunettes, qui ne savait pas l’allemand, qui ne parlait qu’un joli<br />

français de France. C’était de la part de son père, capitaine Lerrand, du<br />

12ème Zouaves, sous Verdun, quand Moser était un lieutenant Barberousse.<br />

Professeur bondit de son fauteuil :<br />

- Si je m’en souviens ?.. Un héros, le capitaine ! Cher capitaine<br />

! Ilse ! Du café ! Le fils d’un héros acceptera bien un doigt de kirsch<br />

! Ilse ! Je te présente le fils d’un héros.<br />

- Jacques, dit Jacques Lerrand.<br />

Un visage de France, une main loyale. Tout à fait le fils d’un héros,<br />

modeste, le cou dégagé, de larges épaules, héros lui-même à n’en pas<br />

douter si son tour venait. Le Professeur s’asseyait, par souci de politesse,<br />

mais il bondissait aussitôt, dès qu’il pensait à ce héros de capitaine.<br />

- Un héros ! Un capitaine de Zouaves, qui est un héros, dix<br />

fois, cent fois un héros !<br />

- Mon père, dit Jacques, est assez taciturne ; il ne raconte<br />

pas volontiers.<br />

- Les héros ne racontent jamais rien. Comment voulez-vous<br />

qu’ils racontent ? Ce n’est pas possible. Moi, je peux. Je n’étais<br />

qu’un petit Zouave de rien du tout.<br />

- Lieutenant Barberousse ... dit Jacques.<br />

- Oui, oui ! Lieutenant, parce que tous les lieutenants<br />

étaient morts, alors on m’a collé des ficelles. Mais je n’étais qu’un interprète<br />

déguisé, pas un héros.<br />

Il bondissait de nouveau de son fauteuil, son verre de kirsch à la<br />

main.<br />

- Ilse! Une goutte de kirsch dans ton verre. C’est pour trinquer<br />

au Capitaine.<br />

On trinqua. Soudain rêveur :

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