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La Folie - MML Savin

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<strong>La</strong> <strong>Folie</strong><br />

Par doctrine autant que par une sorte de jalousie, Moser avait répudié tout<br />

l’appareil de l’instruction comme on la donne, les classes où l’on<br />

s’ennuie, les devoirs où l’on s’endort. Il avait inventé des méthodes, afin<br />

d’éviter les méthodes et que rien ne sentit le commandement ni la<br />

contrainte.<br />

Parmi les livres, les images, les instruments, il instruisait comme on<br />

peut instruire à la promenade. Ils avaient aussi leurs promenades, le Marais,<br />

l’Île Saint Louis, Saint-Cloud, la terrasse de Saint-Germain. Le professeur<br />

ne combinait pas d’avance. Il se fiait à l’improvisation, aux rencontres,<br />

un titre dans le journal, une lettre de la Sévigné. C’était Ilse qui<br />

proposait, décidait ; son père suivait, un trésor inépuisable de commentaires<br />

et de références dans sa tête d’acier. Quand ils rentraient, il ne disait<br />

pas : « Tiens, voici la page où Bossuet..» mais : « Cherche-moi dans les<br />

Oraisons, je ne sais pas exactement laquelle ...» Il aurait pu dire la ligne,<br />

la page, la faire lire. C’eût été priver la liseuse d’une promenade parmi<br />

les Oraisons et du plaisir d’avoir trouvé. Sans compter que le livre était<br />

souvent d’époque ; il ressemblait aux jardins, aux façades. Il y avait du<br />

ciel d’hiver ou du crépuscule entre les pages. Si l’on avait dit à Mlle Moser<br />

qu’elle était plus instruite à seize ans que la plus distinguée des Normaliennes,<br />

elle aurait cru qu’on se moquait. Elle se jugeait bien ignorante,<br />

car elle ne pouvait se comparer qu’à son père qui savait tout. Elle<br />

ignorait tout des picoteries et des rivalités scolaires. Elle n’avait jamais<br />

été première. <strong>La</strong> même naïveté au violoncelle ou à Shakespeare qu’à descendre<br />

quatre à quatre en balançant son pot à lait. On la saluait d’un sourire<br />

; elle saluait d’un sourire.<br />

Tout le quartier avait des yeux de tendresse pour cette petite bonne<br />

femme qui avait son mot sur le rôti de la veille, qui était trop sec, qu’on<br />

ne pouvait tromper ni sur le poids ni sur la fraîcheur. Elle avait des adorateurs,<br />

qu’elle ne remarquait pas. Dès qu’elle franchissait la cochère,<br />

Serge, le garçon boucher d’en face, avait toujours quelque prétexte pour<br />

baguenauder à l’étalage, en s’essuyant les mains à son tablier. Nestor,<br />

comme par hasard, était d’emplettes à ce moment là ; du boucher au boulanger,<br />

au droguiste, à l’épicier, il s’arrangeait pour suivre ou pour devancer<br />

sans avoir l’air, et, quand le cabas de la jeune ménagère débordait,<br />

le pot à lait et le journal de l’autre main, le pain sous le bras, Nestor galant<br />

offrait un renfort, qu’elle acceptait sans rougir : de quoi rougir? Nestor<br />

avait une vénération particulière pour la fille du Professeur, car elle ne<br />

disait pas : « Merci Nestor » comme tous disaient, mais : « Je vous remercie,<br />

Monsieur ; » et même une rapide révérence, ni plus ni moins que<br />

s’il avait été Colonel ou casquette.

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