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« Et toi, tu te retrouveras en train de vendre des assurances-vie au porte à porte
dans le Wisconsin, ai-je pensé.
Trois quarts d’heure plus tard, l’un des assistants de Stanley-Mitchell est venu
nous chercher. Le cordon de police avait retenu l’un des « stagiaires » de Tobbey qui
s’apprêtait à tailler la route avec armes et bagages. L’homme acceptait de répondre
à nos questions moyennant un café, un sandwich et une cinquantaine de dollars. Il
attendait à l’écart, sous une tente dressée pour échapper aux assauts du soleil.
C’était un type jeune, au visage émacié, tout en muscles et tendons, avec, dans les
yeux, une froideur de parfait sociopathe. D’une saleté effrayante, il puait comme un
clochard de la Bowery. Il s’exprimait d’une voix sans timbre, respectant cette
politesse de robot qu’on enseigne aux marines. En quelques phrases, il nous
expliqua qu’il avait fait l’Irak, mais qu’il avait quitté l’armée à la fin de son
engagement, pour « incompatibilité philosophique ». Il pensait que le prochain conflit
aurait lieu sur le territoire des États-Unis, et qu’aller verser son sang à l’étranger était
une perte de temps en sus d’un incontestable gâchis humain. Voilà pourquoi il avait
rejoint l’armée privée de Tobbey à la suite d’un article paru dans Soldat de Fortune 22 .
Je le laissai dévider son curriculum, puis lui demandai s’il avait entendu parler de
Willa et de son compagnon, Burton. Peut-être les avait-il rencontrés ? Et dans quel
secteur de la propriété ?
- Sauf votre respect, madame, répondit-il. J’étais un nouveau, un bleubite,
comme on dit chez nous. Un cador comme Burton MacGraw ne m’aurait même pas
adressé la parole. C’était un ancien, un vétéran. Il ne participait plus au stage depuis
longtemps. Il était trop doué pour faire un bon instructeur. Il n’aurait pas eu la
patience de supporter la maladresse des nouveaux. Ce n’était plus vraiment un
soldat, plutôt un guerrier, si vous pigez la différence… On n’avait plus rien à lui
apprendre. Il attendait son heure dans la forêt. Ça se passe souvent comme ça avec
les types des LURP 23 .
- Les LURP ?
- Oui, la Reco, si vous préférez.
- La Reco ?
- Les groupes de reconnaissance, les éclaireurs. Des solitaires qui apprennent à
se débrouiller seuls avec les moyens du bord. Ils survivent en bouffant des
saloperies. Des chenilles, des insectes. Ils dorment dans la boue, ils s’habillent avec
des feuillages. Ils s’appliquent à devenir invisibles. Parfois, ils finissent par perdre le
contact avec le reste de l’humanité. Ils redeviennent sauvages, comme un chien
sans maître. Ce sont de drôles de mecs. Un peu timbrés. À force de vivre coupés du
monde, ils succombent à leurs démons. Il arrive qu’on ne puisse plus les récupérer.
- Burton était ainsi ?
- Je ne sais pas, madame. Je l’ai aperçu de loin. On nous conseillait de ne pas
chercher à l’approcher. Il se baladait à moitié nu, le torse zébré de cicatrices. C’était
un fauve. Un Berserker 24 .
- Traînait-il une femme dans son sillage ?
- Vous voulez parler de Willa, la fille aînée de Tobbey ? Oui. Tout le monde la
connaissait. Il paraît qu’à l’origine c’était une très belle fille, mais moi, quand je l’ai
vue, on aurait dit une squaw de cinquante ans. Elle suivait Burton en portant son
22 - Magazine professionnel à l’usage des mercenaires.
23 - Lone Unite Range Patrol.
24 - Fou de guerre, dans la mythologie viking.