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Lire le livre - Bibliothèque

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ma mère ait vu là l’occasion inespérée d’un « divorce » à l’amiab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> craignait par<br />

ail<strong>le</strong>urs de tomber sous l’accusation de recel de malfaiteur et d’atteinte à la sûreté de<br />

l’État ; n’oublions pas que Daddy n’était pas un banal braqueur de banques mais un<br />

terroriste « aux mains tachées de sang » (sty<strong>le</strong> journal télévisé).<br />

J’ai grandi. J’ai quitté la Suisse pour m’instal<strong>le</strong>r à Paris et m’inscrire aux Arts<br />

déco. Maman m’a vue partir avec soulagement, je crois. Ses <strong>livre</strong>s étaient passés de<br />

mode, ils se vendaient moins bien. El<strong>le</strong> avait dû restreindre son train de vie et <strong>le</strong><br />

cerc<strong>le</strong> de ses courtisans s’amenuisait. Il est vrai qu’entre-temps certains étaient<br />

morts d’overdose ou d’ivrognerie. C’est un milieu où l’on ne prend guère soin de sa<br />

santé et où l’on se persuade qu’il faut mal vivre pour bien créer. De la pure foutaise<br />

qui permet de tenir porte ouverte aux pires excès.<br />

Nous nous rencontrions à l’occasion des fêtes de Noël. El<strong>le</strong> s’était mise à boire.<br />

El<strong>le</strong> avait abandonné <strong>le</strong>s <strong>livre</strong>s pour enfants et travaillait à un album de gravures<br />

érotiques. C’était, pour <strong>le</strong>s gens du village, une vieil<strong>le</strong> dame scanda<strong>le</strong>use. Une<br />

toquée qui débauchait <strong>le</strong>s jeunes gars et <strong>le</strong>s faisait poser nus avant de se <strong>le</strong>s<br />

envoyer sur une peau d’ours mitée, devant la cheminée.<br />

El<strong>le</strong> survivait en vendant ses toi<strong>le</strong>s à des amateurs, par <strong>le</strong> truchement d’une<br />

ga<strong>le</strong>rie « spécialisée », à Lausanne. La dernière fois que je l’ai vue, je suis montée<br />

au grenier, mue par une sorte de pressentiment, comme si j’avais deviné que je<br />

n’aurais plus jamais l’occasion de visiter la maison en carton. J’ai éprouvé un choc.<br />

Tous mes décors avaient été recouverts de peinture noire. Caviardés. Ainsi<br />

barbouillé, <strong>le</strong> grenier avait l’aspect d’une église satanique en attente de sabbat. Je<br />

suis redescendue sans rien dire. Je n’ai posé aucune question. Je ne voulais pas<br />

savoir.<br />

À midi, ma mère était déjà ivre, cramponnée à son verre de vodka.<br />

- Ton père, a-t-el<strong>le</strong> ricané, il n’est pas mort. Il nous a larguées, toi et moi… Enfin,<br />

surtout toi, parce que moi je me passais très bien de sa présence. C’était un mauvais<br />

coup. Il a été aperçu au nord de l’Inde, dans un petit village au nom imprononçab<strong>le</strong>. Il<br />

vivrait là, à ce qu’on dit, entouré d’une marmail<strong>le</strong>. La crasse, <strong>le</strong> tiers-monde, <strong>le</strong>s<br />

amibes… ça lui a toujours plu.<br />

J’ai demandé des précisions. El<strong>le</strong> a été incapab<strong>le</strong> d’en fournir. J’ai eu<br />

l’impression qu’el<strong>le</strong> mentait, pour me faire mal. À un moment, el<strong>le</strong> a eu cette phrase<br />

étrange :<br />

- Tu es tout de même beaucoup moins bel<strong>le</strong> que moi ! Tu m’as déçue en<br />

grandissant, je m’attendais à mieux.<br />

Je me suis sentie dans la peau d’une jeune vache recalée à la foire agrico<strong>le</strong> du<br />

comté. J’ai réclamé <strong>le</strong>s affaires de Daddy, quelques objets personnels à titre de<br />

souvenirs. El<strong>le</strong> a affirmé avoir tout jeté, même <strong>le</strong>s photos.<br />

J’ai abrégé mon séjour. Le <strong>le</strong>ndemain, je rentrais à Paris. C’était la dernière fois<br />

que je la voyais. Deux semaines plus tard, el<strong>le</strong> trouvait la mort dans l’incendie du<br />

cha<strong>le</strong>t. Le rapport des pompiers estimait qu’el<strong>le</strong> s’était endormie dans son lit, une<br />

cigarette à la main.<br />

Mais des rumeurs ont couru, invérifiab<strong>le</strong>s. Au village, certains ont prétendu avoir<br />

vu mon père rôder autour de la maison à la tombée de la nuit. D’autres encore ont<br />

évoqué l’action d’un groupe d’extrémistes puritains genevois que <strong>le</strong> comportement<br />

de ma mère révoltait au plus haut point.<br />

De toute évidence, la police n’avait pas envie de creuser ; la thèse de l’accident<br />

lui convenait.

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