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Pressentiment
De retour à L.A., nous partageâmes un taxi pour gagner le cœur de la cité. Evita
me donna sa carte de visite.
- On pourrait dîner un soir, entre filles, proposa-t-elle. Ça nous permettrait de
parler librement, loin des oreilles ennemies.
J’acquiesçai de manière évasive. Je ne savais pas vraiment si j’avais envie de la
voir. L’idée de me faire une amie me paniquait.
Le carton indiquait une adresse à Venice, sur le front de mer, ainsi qu’une raison
sociale pour le moins surprenante : Astral coaching. Dès qu’elle fut descendue du
véhicule, je me fis conduire à l’Agence 13. Devereaux m’y attendait. Je lui fis un long
rapport pendant lequel il prit des notes et pianota furieusement sur sa calculette.
Quand j’évoquai l’ambiance étrange qui régnait au ranch et les mœurs bizarres de
ses habitants, il se contenta de hausser les épaules.
- Ça ne nous regarde pas, grogna-t-il. Les riches sont tous cinglés, vous le savez
aussi bien que moi. Et les super riches sont super cinglés. C’est logique. Pour
revenir à notre affaire, félicitations ! Voilà qui devrait nous rapporter un joli paquet.
Dépêchez-vous de faire établir les devis. Je veux que Tobbey signe le plus vite
possible.
Nous nous séparâmes sur ces bonnes paroles ; il n’avait accordé qu’un coup
d’œil distrait à mon projet de village souterrain. Si Tobbey l’avait approuvé, lui,
Devereaux, n’avait aucune critique à formuler.
J’étais à la fois soulagée et déçue. Comme tous les « créatifs », j’aime travailler
dans une atmosphère d’enthousiasme collectif, mais c’est trop demander de nos
jours, où il est bon de faire preuve de cynisme et d’avoir pour devise « Rafle la thune
et pense à ta prochaine Ferrari ! Le reste, c’est juste du boulot… »
Sans perdre de temps, je passai vingt coups de fil pour rameuter les
entrepreneurs susceptibles d’être intéressés par le projet. Le nom de Tobbey agissait
à la manière d’une formule magique, et je n’eus aucun mal à obtenir des rendezvous
rapides.
Je passai la semaine à argumenter, discutailler, contester… Je perdis beaucoup
de temps à expliquer à mes interlocuteurs que Tobbey Zufrau-Clarkson était certes
milliardaire, mais qu’il savait repérer à cent lieues un devis artificiellement gonflé. Il
ne fallait pas le prendre pour un crétin.
Peu à peu, les choses prenaient forme. J’aurais dû m’en réjouir, pourtant je
n’arrivais pas à me défaire d’un inexplicable sentiment d’angoisse, comme si une
catastrophe se préparait. Lorsque la nuit tombait, j’éprouvais beaucoup de peine à
trouver le sommeil et, quand je parvenais enfin à m’endormir, c’était pour rêver du
ranch, de l’abri, de Sarah Jane… Il s’agissait toujours d’histoires compliquées et
inquiétantes dont je demeurais le témoin impuissant. Une fois, je fis un cauchemar
dans lequel Tobbey et Jenny me faisaient descendre de force dans le bunker. J’avais
les mains liées, un bâillon, et un soldat me portait sur son épaule comme un paquet.
Jenny, souriante, son Kelly noir sous le bras, m’expliquait que je ne devais pas
m’affoler. Ma vie allait enfin prendre un sens. Je deviendrais la mère de nombreux
enfants. Je repeuplerais l’Amérique pour le plus grand bien de la race blanche.