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Comme Jenny insistait, Evita a dû se résoudre à céder. Après tout, el<strong>le</strong> n’était<br />
qu’une employée. Une fois de plus, je me suis demandé quel<strong>le</strong> était la part de la<br />
sincérité et de la comédie chez el<strong>le</strong>. Était-el<strong>le</strong> une habi<strong>le</strong> arnaqueuse ou croyait-el<strong>le</strong><br />
sincèrement à ce qu’el<strong>le</strong> faisait ?<br />
Comme de coutume, el<strong>le</strong> a sorti de son sac des sachets de poudres<br />
odoriférantes et une multitude de breloques indiennes constituées d’os entremêlés<br />
de plumes et de têtes de serpents séchées. J’ai failli pouffer d’un rire nerveux. Tout<br />
ce cérémonial paraissait tel<strong>le</strong>ment… hollywoodien ! Et puis je me suis rappelé que je<br />
me trouvais en Californie, terre d’é<strong>le</strong>ction des aberrations mystiques, des sectes, et<br />
où <strong>le</strong>s gourous <strong>le</strong>s plus frappadingues ont pignon sur rue.<br />
Evita, el<strong>le</strong>, avait commencé à dessiner un pentac<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> béton. Brusquement,<br />
l’atmosphère s’est é<strong>le</strong>ctrisée, comme pendant l’ultime minute qui précède une<br />
batail<strong>le</strong>. Si stupide que cela puisse paraître, j’ai eu, durant cette poignée de<br />
secondes, l’impression que tout pouvait arriver. Qu’une vague de folie allait défer<strong>le</strong>r<br />
sur nous, nous poussant aux pires extrémités. Je me suis vue, me jetant sur Jenny<br />
pour lui arracher <strong>le</strong>s yeux, lui déchirer <strong>le</strong>s lèvres à bel<strong>le</strong>s dents, comme si… comme<br />
si un esprit étranger se glissait dans ma tête pour me convaincre de faire ces<br />
choses. Je me suis sentie au bord de la possession, capitulant devant l’emprise<br />
d’une force jaillie de l’obscurité.<br />
Mon regard a rencontré celui de Sarah Jane, et il m’a semblé qu’el<strong>le</strong> éprouvait<br />
un troub<strong>le</strong> analogue. Son visage n’était plus celui d’une enfant, ses traits avaient<br />
désormais quelque chose de félin… d’atrocement beau. Une sauvagerie sans nom<br />
l’habitait, son sourire découvrait des dents bien trop longues pour être encore<br />
humaines. Quant à Jenny, <strong>le</strong>s ombres mouvantes des lampions lui sculptaient un<br />
profil de louve et lui creusaient des orbites au fond desquel<strong>le</strong>s brillaient des yeux<br />
d’une cruauté absolue. Nous nous faisions face, tel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s femel<strong>le</strong>s d’une meute<br />
prêtes à se déchirer. Pour un peu, je me serais senti pousser des griffes. Une faim<br />
grandissait en nous, un besoin viscéral. Quelque chose comme la joie de tuer, de<br />
réduire en charpie son adversaire, de disloquer sa carcasse, d’entendre ses os<br />
éclater sous nos dents…<br />
Était-ce là ce qu’avaient éprouvé <strong>le</strong>s premiers occupants du bunker juste avant<br />
<strong>le</strong> massacre ?<br />
Oui, l’illusion a duré quelques secondes, entrouvrant une porte sur l’innommab<strong>le</strong>,<br />
sur la volupté de faire mal, la sensualité de la destruction tota<strong>le</strong>… et puis Evita a<br />
bouclé <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong>, et la parenthèse fantasmatique s’est refermée.<br />
Nous nous sommes ébrouées. Une gêne s’est installée, et chacune d’entre nous<br />
a détourné la tête pour fuir <strong>le</strong> regard des autres.<br />
Cela m’a rappelé <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ndemains de partouzes étudiantes quand, l’excitation<br />
retombée, ne subsistent plus que <strong>le</strong>s odeurs de foutre, de vin et de tabac, et que <strong>le</strong>s<br />
fil<strong>le</strong>s, écœurées, se demandent si <strong>le</strong> jeu en valait vraiment la chandel<strong>le</strong>.<br />
Soudain dégrisée, Jenny a décidé de <strong>le</strong>ver <strong>le</strong> camp sans donner la moindre<br />
explication. Personne n’a protesté, pas même <strong>le</strong>s gamines. Nous avions senti que<br />
quelque chose d’atroce avait failli se produire et qu’il s’en était fallu d’un cheveu.<br />
Abandonnant <strong>le</strong>s reliefs du barbecue, nous avons pris <strong>le</strong> chemin de la sortie en<br />
essayant de conserver un semblant de dignité… et en nous retenant de courir. C’est<br />
ainsi que s’est terminée la pyjama partie.<br />
Une chose était sûre cependant. Les morts du bunker ne voulaient pas de nous.