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Pendant que les filles s’activaient, l’épouse de Tobbey m’a posé la main sur le
bras et s’est penchée pour me chuchoter à l’oreille :
- Ils sont là… vous le sentez, n’est-ce pas ? Ils nous entourent, ils nous
regardent. Là, ils se pressent à la lisière de la zone d’ombre.
- Qui ? Ai-je bredouillé.
- Les morts, a soufflé Jenny. Ceux qui ont péri entre ces murs. Nous devons
faire la paix avec eux. C’est nécessaire. Il faut qu’ils nous acceptent dans leur
maison. C’étaient les premiers occupants du bunker, et ce territoire est resté le leur
pendant près de cinquante ans. Ils considèrent notre installation avec une certaine
méfiance, quoi de plus normal ? À nous de leur prouver que nous pourrons cohabiter
en bonne intelligence. Ils nous regarderont vivre, cela les occupera. Les morts
s’ennuient, ils sont toujours en quête de distraction. Notre existence quotidienne sera
pour eux une espèce de sitcom. Quant à eux, ils deviendront pour nous l’équivalent
de ces dieux lares que vénéraient les Romains de l’Antiquité. Des divinités mineures,
qui nous rendront de menus services. Ainsi, nous vivrons en bonne intelligence,
chacun rendant service à l’autre.
Je me suis demandé si elle croyait à ce qu’elle disait ou si elle était
complètement bourrée. Malgré moi, j’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule
pour sonder l’obscurité, là où la lumière des spots mourait en un cercle à peu près
parfait. Jenny, en effet, afin de créer une atmosphère d’intimité, n’avait pas allumé la
totalité des plafonniers, et seul le centre du bunker échappait aux ténèbres. Notre
campement occupait cette tache jaune, bien réduite en comparaison de la surface de
l’abri, et cette sensation d’isolement n’avait rien de réconfortant.
J’avais trop bu. Je devenais perméable aux sornettes. J’ai mâchouillé un
hamburger en état second. J’avais de plus en plus l’impression que l’obscurité, dans
mon dos, grouillait de présences malintentionnées.
Et puis les choses se sont gâtées quand Evita est entrée en scène. Tout de
suite, elle a fait part de ses réticences.
- Je préfère être franche avec vous, a-t-elle déclaré. Ce genre d’exercice peut
mal tourner. Si les âmes des défunts repoussent nos tentatives de conciliation, il faut
s’attendre à un choc en retour.
- À quoi faites-vous allusion ? a glapi Jenny sans dissimuler son impatience.
- Les fantômes pourraient, par exemple, nous rendre folles de terreur en
projetant dans nos esprits les images du carnage qui leur a coûté la vie. Nous
pourrions même nous retrouver forcées de les imiter, et nous entre-tuer.
- Cela n’arrivera pas, a tranché Jenny avec cette assurance qui n’appartient
qu’aux riches. Nos intentions sont pacifiques, les morts le sentiront.
J’ai failli crier : « Arrêtez vos conneries et tirons-nous d’ici. »
J’avais de plus en plus un mauvais feeling. Je ne croyais pas vraiment à la
colère des spectres, mais j’avais peur d’une crise hystérique, ou psychotique, de
l’une ou l’autre des participantes. J’imaginais très bien Evita, succombant à une
espèce de possession vaudou, et se jetant sur nous en brandissant un couteau. On
le sait, les histoires de macumba ou de candomblé finissent parfois dans le sang.
L’énervement croissant de l’épouse de Tobbey et de la diseuse de bonne
aventure ne présageait rien de bon.
Une odeur de sueur et de colère planait à présent sur le bivouac. Les
adolescentes ne riaient plus. Sarah Jane, très pâle, scrutait les ténèbres. J’ai eu un
court instant l’illusion qu’elle adressait une supplication muette aux morts qui se
bousculaient dans le noir. Peut-être les priait-elle d’excuser l’outrecuidance de sa
mère ?