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Lire le livre - Bibliothèque

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Une espèce de brû<strong>le</strong>ur à gaz tenait lieu de bivouac. Des glacières attendaient<br />

dans un coin, p<strong>le</strong>ines à ras bord de sodas et de steaks. Ce barbecue d’outre-tombe<br />

m’a serré l’estomac. Assises en tail<strong>le</strong>ur, <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s chantaient en chœur une vieil<strong>le</strong><br />

rengaine de l’Ouest où il était question d’un juge ivrogne, d’un pendu et d’un b<strong>le</strong>d<br />

nommé Cactus City. Il m’a semblé que Sarah Jane, à la différence de ses sœurs,<br />

jouait la comédie de l’amusement. El<strong>le</strong> en faisait trop et riait faux. J’ai eu l’impression<br />

qu’el<strong>le</strong> cherchait à dissimu<strong>le</strong>r son angoisse. Jenny nous a accueillies à bras ouverts,<br />

en parfaite maîtresse de maison. El<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>s joues un peu rouges. Penchée sur<br />

une petite tab<strong>le</strong> roulante, el<strong>le</strong> s’affairait à préparer des drinks. Sans nous demander<br />

notre avis, el<strong>le</strong> nous tendit deux Martini avec olive, comme on en buvait dans <strong>le</strong>s<br />

années cinquante en écoutant du Sinatra. J’ai tenté de faire bonne figure. Je me<br />

sentais à côté de la plaque, décalée. Cela m’était arrivé plus d’une fois, jadis, dans<br />

<strong>le</strong>s fêtes d’étudiants. Cette impression d’avoir été parachutée au milieu d’une bande<br />

de Martiens. J’ai fait un effort pour sourire et par<strong>le</strong>r fort, comme <strong>le</strong>s autres. Je savais<br />

feindre, c’était déjà ça. J’avoue que je n’avais aucune idée de ce qui se passait dans<br />

la tête de mes compagnes de « bivouac ». J’ai toujours eu la conviction qu’en<br />

définitive on ne sait pas grand-chose des gens que l’on côtoie. La psychologie est un<br />

<strong>le</strong>urre, une manière de se rassurer, la pitoyab<strong>le</strong> tentative d’un sonar essayant de<br />

mesurer une insondab<strong>le</strong> fosse marine. Jadis, ma mère, mon père s’étaient dressés<br />

devant moi, énigmatiques et inatteignab<strong>le</strong>s. Je n’avais aucune idée de ce qu’ils<br />

avaient été réel<strong>le</strong>ment, de ce qu’ils avaient éprouvé à mon égard. L’avaient-ils su<br />

eux-mêmes ?<br />

Devant Evita, Jenny et <strong>le</strong>s gamines, j’étais gagnée par une sensation analogue.<br />

Ces femmes étaient des extraterrestres. Étrangères à moi, étrangères à el<strong>le</strong>smêmes.<br />

Nous faisions semblant de communiquer. Il en allait ainsi pour 98 % des<br />

humains. Les 2 % restants étant probab<strong>le</strong>ment des extraterrestres infiltrés.<br />

Jenny a commencé à radoter. Toujours <strong>le</strong>s mêmes histoires de survie post<br />

apocalyptique. El<strong>le</strong> s’évertuait à présenter ça sous l’aspect d’une grande chance qui<br />

nous était donnée. La méga <strong>le</strong>ssive qui allait purifier <strong>le</strong> monde. El<strong>le</strong> répétait qu’el<strong>le</strong><br />

avait hâte que cela se produise. Le jour du Jugement dernier. Vraiment, Evita et moi<br />

serions bien sottes de ne pas en profiter. El<strong>le</strong> s’est appesantie sur <strong>le</strong>s joies que nous<br />

éprouverions à devenir des reproductrices au sein du bunker. Songez un peu ! Tous<br />

ces enfants auxquels nous allions donner naissance et qui constitueraient la race du<br />

futur. Les génitrices de l’ordre nouveau. Allions-nous vraiment laisser passer cette<br />

chance ? Nous étions jeunes, chacune de nous serait probab<strong>le</strong>ment capab<strong>le</strong> de<br />

produire une vingtaine de bébés. N’était-ce pas merveil<strong>le</strong>ux ?<br />

Les gamines s’étaient rapprochées, formant un cerc<strong>le</strong> qui buvait ses paro<strong>le</strong>s.<br />

El<strong>le</strong>s hochaient la tête en souriant. Parfois, comme à la messe, el<strong>le</strong>s reprenaient en<br />

chœur l’une des phrases prononcées par <strong>le</strong>ur mère. J’ai compris qu’on essayait de<br />

nous « évangéliser ». Jenny s’échinait pour nous faire bascu<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> clan de<br />

Tobbey. Les fil<strong>le</strong>ttes m’ont fait de la peine. Si jeunes et déjà décérébrées, ça serrait<br />

<strong>le</strong> cœur.<br />

Ça a duré comme ça plus d’une heure, je vous épargnerai la litanie. Pas mal de<br />

cocktails plus tard, Jenny a décidé qu’il était temps de manger, et <strong>le</strong>s gosses se sont<br />

précipitées vers <strong>le</strong> gril é<strong>le</strong>ctrique pour cuire <strong>le</strong>s saucisses et <strong>le</strong>s steaks. Une odeur de<br />

graillon a envahi <strong>le</strong> bunker.<br />

Le barbecue et <strong>le</strong>s tentes de camping avaient quelque chose de surréaliste dans<br />

ce décor de béton. J’avais descendu trop de cocktails et je commençais à décol<strong>le</strong>r.<br />

Les taches rouges sur <strong>le</strong>s pommettes de Jenny s’étaient sensib<strong>le</strong>ment accentuées.

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